Cannabis : les magistrats font tourner


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Cour de justice de l’Union européenne, Conseil d’État, maintenant Cour de cassation, bientôt Conseil constitutionnel, tous les magistrats se penchent sur le statut du cannabis et la notion de stupéfiant. Et, pour la Cour de cassation, c’est une rupture, sinon un revirement, au regard de sa jurisprudence antérieure.

 
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Par un arrêt du 24 novembre 2021, la Cour de cassation accepte en effet de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire sur la constitutionnalité du classement du cannabis et de ses dérivés comme stupéfiants. Elle estime que « la question posée présente un caractère sérieux dès lors que le renvoi par le législateur au pouvoir réglementaire de la définition des plantes, substances ou produits issus du cannabis, classés comme stupéfiants, sans l’encadrer, est susceptible de méconnaître les droits et libertés constitutionnellement garantis, en particulier l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ».

 

Pourtant de jurisprudence constante, la Cour de cassation affirmait que le cannabis devait être défini par référence « à la Convention internationale unique sur les stupéfiants du 30 mars 1961 qui, en application de l’article 55 de la Constitution, a acquis une autorité supérieure à la loi interne dès sa publication par décret au Journal officiel du 22 mai 1969, laquelle convention ne distingue ni la variété, ni le sexe du cannabis » (Crim. 15 févr. 1988, n° 87-83.137 ; v., dans le même sens, Crim. 17 oct. 1988, n° 87-82.642 ; 19 juin 1989, n° 88-83.560 ; 9 mars 1992, n° 90-87.478 ; 13 mars 1995, n° 94-81.343 ; 3 avr. 1997, n° 96-83.210), ni, d’ailleurs, selon le taux de tétrahydrocannabinol (THC), le principe actif de la plante de cannabis (Crim. 5 févr. 1998, n° 97-82.890).

 

La Cour a même refusé de transmettre de précédentes questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) considérant que la question de l’absence de définition des stupéfiants ne présentait pas de caractère sérieux « dès lors que les textes susvisés ne méconnaissent pas le principe de la légalité des délits et des peines en renvoyant à une définition des stupéfiants donnée par voie réglementaire en conformité avec la Convention unique sur les stupéfiants du 30 mars 1961 à laquelle la France a adhéré avec l’autorisation du législateur » (Crim., QPC, 11 janv. 2011, n° 10-90.116, Dalloz actualité, 20 juill. 2011, obs. M. Léna ; D. 2011. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin type_dalloz_fr_link.png ; RSC 2012. 221, obs. B. de Lamy type_dalloz_fr_link.png) et, « dès lors que, d’une part, la rédaction des textes en cause est conforme aux principes de clarté, d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi pénale dont elle permet de déterminer le champ d’application sans violer le principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, que, d’autre part, l’atteinte portée à la liberté de la personne de disposer d’elle-même par l’interdiction, pénalement sanctionnée, de faire usage de stupéfiants, est justifiée par des impératifs de protection de la santé et de la sécurité publique » (Crim. 4 mars 2014, n° 13-90.038).

 

Seule exception à cette prohibition générale, le cannabis « industriel », c’est-à-dire l’utilisation de la fibre dans le secteur de l’habillement ou du BTP.

 

La doctrine a toujours critiqué cette jurisprudence dénonçant l’atteinte au principe de légalité (F. Caballero, Droit de la drogue, 1re éd., Dalloz, 1989, n° 335 ; J. Huet, Fin du principe de légalité criminelle en matière de stupéfiants, JCP 2011. 589, n° 347). En effet, la définition des stupéfiants est une « non-définition », une définition « circulaire », tautologique : un stupéfiant est un produit classé comme stupéfiant. Et le droit international ne vient pas l’éclairer puisque la Convention unique procède de la même façon en définissant les stupéfiants comme « toute substance des Tableaux I et II, qu’elle soit naturelle ou synthétique » (ONUDC, Les conventions internationales relatives au contrôle des drogues, ST/CND/1, New York, 2014).

 

C’est l’apparition d’un nouveau marché, celui du cannabidiol (CBD) et des fleurs de cannabis issues de variétés dont le taux de THC est trop faible pour avoir un effet psychotrope, qui explique cette évolution de la jurisprudence. Et la Cour de cassation n’avait pas vraiment le choix. Dans un arrêt de principe du 19 novembre 2020, la Cour de justice de l’Union européenne a considéré qu’en application de la Convention unique de 1961 interprétée à la lumière des articles 31 des conventions de Vienne du 23 mai 1969 et du 21 mars 1986 relatives au droit des traités, seuls les produits pouvant créer un risque pour la santé publique sont susceptibles d’être classés comme stupéfiants (CJUE 19 nov. 2020, BS et CA, aff. C-663/18, D. 2021. 1020 type_dalloz_fr_link.png, note R. Colson et Araceli Turmo type_dalloz_fr_link.png ; AJ pénal 2021. 84, note Y. Bisiou type_dalloz_fr_link.png). À ce titre, elle estime que le cannabidiol extrait de la plante de cannabis n’est pas un stupéfiant.

 

Par trois arrêts des 15 et 23 juin 2021, la Cour de cassation s’est alignée sur cette interprétation et l’a même appliquée aux fleurs de cannabis issues de variétés faiblement dosées en THC (moins de 0,2 %) (Crim. 23 juin 2021, n° 19-84.780). Elle a constaté que la législation interne varie en fonction de l’espèce de chanvre dont le cannabidiol est extrait (Crim. 15 juin 2021, n° 18-86.932, § 10, Dalloz actualité, 7 juill. 2021, obs. R. Colson ; D. 2021. 1193 type_dalloz_fr_link.png) et invité les juges du fond à rechercher « si les substances saisies n’avaient pas été légalement produites dans un autre État membre de l’Union européenne » (Crim. 23 juin 2021, n° 20-84.212, Dalloz actualité, 7 juill. 2021, art. préc. ; D. 2021. 1243 type_dalloz_fr_link.png ; AJ pénal 2021. 423, obs. M. Bendavid type_dalloz_fr_link.png).

 

La loi ne fixant aucun critère pour distinguer ainsi cannabis licite et cannabis illicite, le Conseil constitutionnel devait fort logiquement finir par être saisi de la question. C’est ce qu’a fait le Conseil d’État de façon générale à propos de la notion de substances vénéneuses, dont font partie les stupéfiants, en transmettant une première QPC au Conseil constitutionnel (CE 8 oct. 2021, n° 455024) et c’est ce que fait aujourd’hui la Cour de cassation, de façon spéciale, sur le cannabis et ses dérivés.

 

On notera toutefois que les principes mobilisés ne sont pas les mêmes. Le Conseil d’État s’interroge sur la constitutionnalité de la notion de substances vénéneuses au regard de la liberté d’entreprendre et d’une éventuelle incompétence négative du législateur qui n’a pas fixé de critère pour classer les produits. Pour sa part, la Cour de cassation, ne reprend pas le grief tiré d’une atteinte éventuelle à l’article 34 de la Constitution, grief qu’elle n’avait pas jugé sérieux dans sa jurisprudence antérieure. Elle préfère mettre l’accent sur une éventuelle atteinte à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ainsi, le problème constitutionnel ne serait pas seulement que le législateur n’a pas exercé totalement sa compétence, mais qu’il ne peut classer comme stupéfiants des produits qui ne créent pas un risque pour la santé publique.

 

Ce feuilleton judiciaire dont dépend un marché de plusieurs milliards d’euros devrait trouver son épilogue avec les deux décisions que le Conseil constitutionnel sera amené à prendre en fin d’année et en début d’année prochaine. À moins que ce dernier, toujours soucieux de son autonomie, refuse de tenir compte de la jurisprudence européenne, relançant ainsi pour une nouvelle saison cette série à rebondissements.

 

Source: dalloz-actualite.fr

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