Tunisie : « Je suis une victime de la loi 52 »


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En Tunisie, la « loi 52 » pour la lutte contre la consommation et le trafic de stupéfiants condamne des milliers de personnes chaque année. Un texte ultra-répressif, objet de nombreuses critiques et actuellement au cœur du débat parlementaire. Arrêtés en vertu de cette loi, trois Tunisiens ont accepté de témoigner.

 

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En Tunisie, la société civile se mobilise pour réformer la loi 52 sur la consommation de cannabis. © N.ico/Flickr/ Creative Commons

 

En campagne pour l’élection présidentielle de 2014, Béji Caïd Essebsi s’était prononcé en faveur d’une révision de la loi n°92-52 du 18 mai 1992 relative aux stupéfiants, dite « loi 52 », qu’il jugeait « trop répressive » et responsable d’avoir « sacrifié l’avenir de nombreux jeunes Tunisiens ».

Trois ans après son arrivée au pouvoir, cette loi est toujours appliquée. Et le nombre de récidives et de consommateurs de cannabis en Tunisie ne baisse pas pour autant, pointe un rapport du Réseau d’observation de la Justice (ROJ) de janvier 2016.

 

Sa révision, actuellement à l’étude à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), devrait « alléger les peines », affirme le gouvernement tunisien. Mais des violations des droits de l’homme persistent dans ce texte, prévient la société civile, qui appelle à une meilleure consultation des associations et des spécialistes concernés.

Contactés par Jeune Afrique, trois jeunes Tunisiens (qui ont préféré garder l’anonymat) racontent les circonstances de leur arrestation et l’impact qu’a eu cette « loi 52 » sur leur vie.

 

  • A., 26 ans : « J’ai eu le malheur d’être au mauvais endroit au mauvais moment »

« C’était l’été  2015 et je passais la journée entre potes, à la plage, où avait lieu un concert de musique. Le soir, je devais rentrer tôt parce que j’avais prévu quelque chose avec ma famille. Juste avant de partir, je croise un ami qui insiste  pour que je le dépose à une fête chez des personnes que je ne connaissais pas. Il ne peut pas conduire parce que qu’il a clairement fumé (de la drogue).  J’accepte à contrecœur pour lui rendre service, mais je lui précise bien que je ne peux pas rester.

 

La fête avait lieu dans une maison louée pour l’occasion, dans un quartier chic, il y avait plus d’une dizaine de personnes et de la musique à fond. Pour accéder à ce quartier il faut passer par un barrage de police. On se fait arrêter pour un contrôle normal, à quelques mètres de la maison, et d’un coup deux fourgonnettes débarquent, plusieurs policiers en descendent et crient en défonçant quasiment la porte de la maison, arme à la main. Ils embarquent tous le monde, sans explications, sans mandat.

 

J’ai compris après que les occupants de la maison étaient sous surveillance policière bien avant que j’arrive. Contrairement aux autres qui avaient consommé de la drogue dure, j’étais clean, je n’avais rien touché (je n’aime pas trop ça de toute façon). Mais j’ai eu le malheur d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Arrivés au commissariat, toujours sans aucune information, on a été interrogé un par un policier pendant trois heures. Les quelques filles présentes étaient traitées de « putes », on nous parlait mal, et les policiers se vantaient de leur « chasse » du jour.

 

On a ensuite été placés dans un centre de détention provisoire sans lecture de nos droits, sans avocat, sans le droit de passer des appels, enfermés dans une cellule qui sentait le moisi avec plusieurs autres personnes. J’ai été menotté à un autre homme, deux fois plus costaud que moi et assez effrayant… On était avec des criminels, des trafiquants, etc.


 

 

Après avoir passé les tests d’urine, on a attendu six jours comme ça. J’avais peur que mon urine ait été échangé avec celle d’une autre personne qui voulait se blanchir, ce qui arrive parfois. Je ne dormais pas, je n’avais plus la notion du temps, je ne savais plus quoi penser, c’était horrible.

Puis enfin je passe devant un juge, qui me pose des questions comme si j’étais déjà coupable, essayant de me piéger (« c’est quoi ça ? » « comment tu connais ça ? », en me montrant un joint par exemple). Finalement, faute de preuves j’ai été relâché.

 

Cette expérience m’a endurci mais elle m’a aussi fait haïr le système tunisien, la corruption à tous les niveaux, et la mentalité du « chacun pour sa peau ». Ça a été non seulement du temps perdu, mais aussi un gros stress, pour moi mais aussi pour ma famille, ma copine. J’ai aussi eu des problèmes pour garder mon travail après ça.

 

Avec cette loi 52, les agents de police peuvent faire ce qu’ils veulent, arrêter qui ils veulent  et inventer n’importe quel motif. Les plus chanceux, qui ont des connaissances haut placées ou qui ont de quoi verser des pots-de-vin peuvent s’en sortir. Les autres, ça leur pourrit la vie. »

 

  • Y., 30 ans : « On m’a enlevé un an de ma vie pour rien »

« J’ai accepté de témoigner pour deux raisons : d’abord parce qu’en tant que militant et artiste, mon histoire avait fait du bruit en 2013. Il ne faut pas que ce genre Evènement médiatique fasse oublier que chaque jour des destins sont brisés, des vies gâchées. Et puis j’en ai marre de cette façon d’être considéré comme une honte par la société, alors que ce n’est pas le cas. On n’a rien fait de mal, on n’est pas des criminels mais des victimes.

 

Aujourd’hui je n’ai toujours pas digéré cette histoire, je la traîne partout, dans ma vie professionnelle et privée. Mon arrestation a eu lieu juste après le sit-in du Bardo [un rassemblement d’opposition au pouvoir en place], et à la veille de mon départ définitif en France. J’étais chez des amis, on riait, on jouait aux jeux vidéo, on écoutait de la musique. Sans aucune drogue, je précise. En tant qu’activistes, on savait qu’on était surveillés, on faisait attention mais on ne s’en inquiétait pas plus que ça. Si on n’avait pas été arrêtés sous Ben Ali, qu’est-ce qu’on craignait désormais?

 

Donc tout se passait bien jusqu’à environ 4 heures du matin, lorsque des policiers en civils nous ordonnent d’ouvrir la porte sans rien présenter (ni badges ni mandat d’arrêt ou de perquisition). Ils ont fouillé l’appartement et nous ont embarqués. On n’était pas des gangsters mais ils nous ont traités comme tels. Ils voulaient me faire signer un papier m’accusant non pas de simple consommation de drogue, mais de deal et de proxénétisme ! J’en aurais eu pour au moins 25 ans de prison.

 

J’ai refusé et on m’a remis en détention. Six jours presque sans manger et sans boire, sans clopes, sans douche, j’étais épuisé et torturé psychologiquement par les agents. On été traités comme de la merde, humiliés. Pour mon analyse d’urine par exemple, j’ai dû pisser dans le contenant menotté à un poteau électrique dehors, devant un abribus, le pantalon descendu jusqu’aux chevilles.

 

Après plusieurs mois, le juge m’a finalement condamné à un an de prison et à 1 500 dinars d’amende pour consommation de cannabis, malgré le manque de pièces à conviction. En prison, tous les détenus étaient mélangés, ce qui facilitait la radicalisation de certains. Dans ma première cellule, on était environ 180, à dormir à même le sol, et dans le parloir (auquel on n’avait droit que pendant 10 minutes une fois par semaine) on avait l’impression d’être au zoo : enfermés, écoutés, contrôlés.


 

 

Après un peu plus de 11 mois, j’ai bénéficié d’une grâce présidentielle pour la fête de la République. Mais on m’avait enlevé un an de ma vie pour rien, un temps d’arrêt pendant lequel on n’existe plus dans la société et qui fait aujourd’hui partie de mon casier judiciaire. On n’est qu’un numéro, sans aucune défense. J’ai ressenti de la colère, du dégoût, une injustice qui me ronge encore.

 

La Tunisie est un pays qui tue ses enfants, comme une mère qui renie son fils. Aujourd’hui je vis en France, je me consacre à moi et à ma famille, mais quand je rentre en Tunisie je suis toujours méfiant, limite phobique. Cette loi est une arme aux mains des autorités, une loi absurde pour un État qui a reçu un Nobel de la paix ! Plutôt que la prison, des mesures devraient être prises pour sensibiliser, prévenir, mettre en place des centres de désintoxication et se concentrer sur les drogues dures plutôt que sur de simples joints. Il faut proposer d’autres alternatives aux jeunes en investissant dans des programmes éducatifs et culturels. »

 

 
  • M., 28 ans : « J’ai eu très peur »

« L’histoire aurait pu être pire mais j’ai eu de la chance. J’ai eu quand même très peur. Pour le nouvel an 2012, on avait prévu de passer la soirée chez moi, et finalement après quelques heures on a fini par rejoindre d’autres amis dans une maison louée. Je ne vais pas le cacher, il m’arrive de fumer un joint de temps en temps chez moi, à l’abri des regards. Mais qui ça peut déranger ? Est-ce qu’on empêche les gens de se saouler chez eux ?

 

Quelques jours avant j’avais donc fumé un peu de « zatla » (cannabis, en Tunisien), mais pas ce soir-là. On était assez nombreux dans l’autre maison, il y avait beaucoup d’alcool et de la musique. je pense que les voisins ont dû se plaindre du bruit parce que vers 3 heures du matin des hommes tapent à la porte en nous ordonnant d’ouvrir immédiatement. On a ouvert et plusieurs policiers se sont rué dans la pièces en fouillant un peu partout et en nous demandant où on avait caché la drogue.

 

Paniqués, on leur a assuré qu’on n’avait rien mais il nous ont quand même embarqués en emportant ce qu’il restait d’alcool. Même si je n’avais rien pris ce jour-là, le cannabis reste détectable dans le sang et l’urine pendant plusieurs semaines, donc j’ai immédiatement imaginé le pire. Les filles présentes à la soirée étaient accusées de prostitution, et après avoir été interrogés plusieurs fois on a dû attendre deux jours avant de passer le test d’urine dans un laboratoire d’analyses. Heureusement j’ai pu convaincre un agent de police de me laisser prévenir mon père par téléphone. Ils n’étaient pas tous désagréables, certains étaient même sympas, malgré tout.

 

Un bon ami à lui connaissait quelqu’un de haut placé dans la police, et mon père lui a donc demandé de lui « rendre service. » Le lendemain, on m’a relâché avant de me faire passer le test en me disant que je n’avait « pas l’air suspect » et que j’avais « eu de la chance. » C’est vrai, j’ai eu de la chance. Je ne suis pas très fier de ça mais je n’avais rien fait de mal, et j’allais passer au moins un an en prison.


 

 

Ma vie aurait été foutue, je n’aurais pas pu trouver du travail, je serais sûrement devenu fou et je n’imagine même pas l’état dans lequel auraient été mes parents…

 

Une amende aurait suffit, voire quelques semaines de travaux d’intérêt général par exemple, j’aurais préféré. Je ne dis pas qu’il faut supprimer complètement la loi 52, mais il faut faire la différence entre drogues dures et drogues douces. Et ce n’est pas normal d’aller à des fêtes ou des concerts en ayant constamment peur des descentes de police ! Et surtout, nos droits les plus basiques ne sont pas respectés.

 

Depuis cette histoire, plusieurs personnes que je connais ont été arrêtées sous cette loi. Partout dans le monde, des gens fument du cannabis. Mais ici la punition fait partie des pires. Si la Tunisie veut se comparer à d’autres pays démocratiques, elle devrait commencer à traiter ses enfants comme des citoyens, et pas comme des criminels si tout ce qu’on leur reproche c’est d’avoir fumé un joint.

 

Je ne pense pas que le débat au Parlement va changer grand chose malheureusement. Mais rien que le fait d’en parler, je me sens un peu mieux et j’espère qu’on sera un jour entendus, pour éviter que d’autres vies soient brisées. »

 

Rebecca Chaouch

 

Source: jeuneafrique.com

 

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