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Wernard Bruining, 53 ans, est à l'origine d'une nouvelle culture de l'herbe en Europe, après avoir créé le premier coffee-shop d'Amsterdam. Mais cet entrepreneur-citoyen a tout perdu.

 

(Portrait Par Arnaud AUBRON — 29 juillet 2004 sur libé ndpolo  65 ans aujourd'hui)

 

 

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Wernard Bruining photo @ thebulldog.com

 

Citizen cannabis

 

Un jour, le cannabis sera légal.» Et ce jour-là, c'est peut-être aux pieds de ce petit bonhomme replet de 53 ans, sourire aux lèvres et chaussettes dans ses sandales, que les leaders de la guerre mondiale à la drogue déposeront les armes. Wernard Bruining est à l'origine de ce qui reste l'unique tentative de «civiliser» le commerce du cannabis : en 1973, il ouvre le premier coffee-shop d'Amsterdam.

 

Au début des années 80, il importe en Europe de nouvelles techniques de culture, lance le commerce de graines et de boutures et inaugure le premier grow-shop (boutique de jardinage spécialisée), ouvrant la voie à la production commerciale d'eurocannabis. Autant d'inventions qui génèrent aujourd'hui des millions, jusqu'à 1 ou 2 % du PIB aux Pays-Bas. Wernard, lui, a tout perdu.

 

Lorsqu'en 1997 le fisc s'intéresse soudain à lui, le parrain du cannabusiness descend de son nuage de fumée pour réaliser que son navire prend déjà l'eau : certains de ses 60 employés, «recrutés parce qu'ils fumaient» («Je croyais pouvoir faire confiance à un fumeur»), se servent dans la caisse. Elle est vide. Le navire sombre. Le capitaine avec. «Il doutait de sa propre utilité parce qu'il avait échoué dans ce qu'il considérait comme une mission sacrée», se souvient sa compagne, Yolanda. «L'argent est sale», aime-t-il à répéter.

 

Le voilà immaculé. Un peu amer aussi, même s'il s'en défend. Dans les coffee-shops d'Amsterdam, les yuppies ont succédé aux hippies, le profit à l'utopie. L'invention a échappé à son créateur. «La société n'a pas pu nous empêcher de construire tout cela, alors elle a essayé de nous absorber. Et ces temps-ci, elle est efficace.» Paradoxe du personnage, gardien tardif d'un temple dans lequel il a lui-même installé les marchands.

 

Le temple, c'est en 1973 qu'il l'édifie dans une ancienne boulangerie. Il a alors 22 ans, a embrassé la carrière de hippie en 1970, troqué la fac pour un squat et un avenir d'instituteur pour un présent de fumeur. A Amsterdam, les barbes poussent, les cinémas pornos fleurissent et le hasch se vend à tous les coins de rue. La police laisse faire, la fortune sourit aux audacieux : «Il y avait déjà tellement de monde qui achetait du hasch chez nous qu'on a pensé à ouvrir une boutique.

 

On voulait surtout fumer gratuit toute la journée.» Leur trait de génie : avoir pris le parfait contre-pied de ce qui se faisait. Chez Wernard, le hasch serait vendu dans un espace ouvert, convivial, par un seul dealer, «garanti» par la maison, ne dealant que du cannabis, à un poids fixe et un prix unique. Le coffee-shop était né. Au milieu des années 90, le pays en comptait 1 500, tous bâtis sur la même formule.

 

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Dès l'ouverture du Mellow Yellow, le succès est tel que le dealer officiel, vite plein aux as... se fait la malle avec ses trois fiancées, direction la Grèce. Devant la boutique, on fait la queue. «On était hippies, pas commerçants. C'était trop. On a cherché à freiner tout ça. En vain.» Les grammes deviennent des kilos, les kilos des montagnes. «A la fin des années 70, je brassais en moyenne 300 000 euros par jour. J'étais devenu un simple criminel. J'ai décidé d'arrêter ça.» En 1978, le Mellow Yellow disparaît dans un incendie. Fin du premier chapitre.

 

Le suivant s'ouvre en Californie, un an plus tard. Wernard y a une révélation : «Des Blancs cultivaient de l'herbe. Et elle était bonne.» Il invite Old Ed, pionnier de la sinsemilla (1), à Amsterdam. Armée de ce cannabis révolutionnaire, la toute jeune «green team» a pour objectif «de faire des Pays-Bas la Jamaïque de l'Europe». Ce dont Wernard et ses amis ne se doutaient pas, c'est qu'ils y arriveraient. En dix ans, la skunk (2) rafle les trois quarts du marché néerlandais.

 

Le pays des polders devient un pôle d'herbe. Elle s'exporte aujourd'hui dans toute l'Europe. Mais cette fois encore c'est trop. En 1985, Wernard descend à nouveau en marche. Et se lance dans le commerce de néons, engrais et terreaux : Positronics est le premier grow-shop d'Europe. Il y en aura des centaines.

 

De l'éducation catholique qu'il reçut en Nouvelle-Guinée, où son père était cadre pour Shell, Wernard a gardé le poids du péché ainsi qu'une certaine distance avec la société néerlandaise et son culte du profit. «Pour les protestants, si tu n'emmerdes pas les autres et que tu rapportes du fric, tu peux faire ce que tu veux.» Agnostique, lui se revendique moraliste : «On a tous en nous une part de divin qui nous dit ce qui est bien et ce qui est mal.» Comme de gagner des fortunes en vendant du cannabis ?

 

Son fils, Mipam, 19 ans : «Je ne crois pas que mon père ait jamais voulu devenir riche.» Lui : «Je n'ai jamais fait ça pour l'argent.» Ou : «Dans les dix commandements, il n'est pas écrit "Tu ne fumeras pas de cannabis", les lois humaines changent.» Ou encore : «J'ai aidé des millions de personnes à enrichir leur vie avec le cannabis. Les drogues ont largement influencé la culture actuelle. Dans la musique, au cinéma, tout est psychédélique.» Un remords tout de même ? «Avoir dit aux gens qu'ils se feraient de l'argent avec le cannabis. On ne devrait jamais faire la promotion de cette plante.»

 

Pour gagner sa vie, Wernard a pourtant signé le Michelin des coffee-shops, sorte de rente sur une part de gloire qu'il n'avait jamais osé réclamer et que l'on commence à peine à lui reconnaître : pour les trente ans du Mellow Yellow, le gotha du pétard s'était donné rendez-vous. Lui vit désormais avec femme et enfants loin d'Amsterdam, s'habitue aux fins de mois difficiles et cultive son petit jardin. «Me défoncer ne m'intéresse plus. Je recherche des expériences spirituelles, ce qui nécessite de laisser passer quelques jours avant de refumer un pétard.» Mais derrière son apparente bonhomie de jeune retraité pointe une frustration. «Ce qui lui manque, c'est de se trouver quelque chose de gratifiant à faire», estime Yolanda.

 

Alors il repart à l'assaut de la prohibition. Plus avec des graines, mais avec des mots. Dans les écoles, où il devrait, l'année prochaine, faire de l'information sur les drogues. Dans les ministères ou les séminaires internationaux, où ce «libéral-réaliste» tente de promouvoir un système de «légalisation silencieuse» qu'il a patiemment élaboré à partir de sa propre expérience. «Je ne suis pas pour la légalisation pure et simple du cannabis.

 

D'abord parce que la société n'est pas prête, mais aussi parce qu'alors le big business confisquerait totalement ce marché. Mais on ne peut pas faire la guerre à notre propre jeunesse parce qu'elle fume des pétards.» Alors en attendant l'hasch de raison, Wernard entend «limiter la casse». Puis, il n'en démord pas : «Un jour, le cannabis sera légal.»

 

(1) En empêchant les plants femelles de faire des graines (en espagnol sinsemilla), on obtient une herbe plus concentrée.

(2) Sinsemilla cultivée en intérieur.

 

Wernard Bruining en 7 dates

14 août 1950: Naissance à Sorong, en Nouvelle-Guinée, dans une famille néerlandaise.

1960: Quitte l'Asie, direction les Pays-Bas.

1973: Ouvre avec quelques amis le Mellow Yellow.

1980: Importe la sinsemilla aux Pays-Bas. Lance le commerce de graines et de clones.

1985: Quitte la «green team» et ouvre le premier grow-shop, Positronics.

1997: Positronics, 60 employés, est mis en faillite.

Juillet 2004: Publie The Dutch Cannabis Connections, un guide des coffee-shops en anglais.

 

Par Arnaud AUBRON 29 juillet 2004

 

Source: liberation

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