En Jamaïque, une « loi ganja » pour changer la vie


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En Jamaïque, une « loi ganja » pour changer la vie 


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Old Harbour, paroisse Sainte-Catherine, une bourgade poussiéreuse à une heure à l’ouest de la capitale, Kingston. Jerry et son frère Steve, deux trentenaires minces et noueux, sont des paysans sans terre. Ils louent des petits lopins aux propriétaires de la région et font pousser des fruits et des légumes qu’ils vendent sur les marchés. Ils cultivent aussi la ganja, le nom local du cannabis – une activité très répandue car la ganja est consommée par la majorité de la population, mais qui, jusqu’en avril dernier, était strictement interdite. Jerry parle de son travail avec fierté : « Je cultive la ganja depuis que j’ai 14 ans. J’en fais cadeau à mes amis et j’en vends, elle m’aide à nourrir ma famille. » Elle l’aide aussi à prier et à communier, car c’est un rastafari : sa religion exige qu’il fume de la ganja lors de chaque cérémonie.

 

Le champ se trouve à l’écart du village, loin des regards, au bout d’un sentier forestier : des centaines de plantes éparpillées sur le versant ensoleillé d’une colline. Un peu plus loin, dans une ravine, les deux frères cultivent plus de cinq mille jeunes pousses, qu’ils replanteront ailleurs dans quelques semaines. Pour la prochaine récolte, ils vont se faire aider par des voisins, qu’ils paieront en nature. D’ici là, Steve va rester près du champ en permanence. Il dort à la belle étoile et cuisine sur un feu de bois dans de vieilles gamelles : « Je n’ai pas le choix. Il faut surveiller sans arrêt, pour faire fuir les voleurs, et aussi pour donner l’alerte en cas de raid de la police. L’année dernière, des policiers locaux et des Américains blancs ont fait irruption dans un champ proche d’ici. Ils ont tout brûlé et arrêté les cultivateurs. Certains sont encore en prison. »

 

Récemment, les deux frères ont entendu dire que leur vie allait changer, mais ils demandent à voir. En avril 2015, le gouvernement, dominé par le Parti national du peuple (centre gauche), a promulgué une « loi ganja » en rupture avec le passé répressif du pays, mais assez compliquée. Pour les citoyens ordinaires, la ganja est en partie dépénalisée : chacun peut cultiver chez soi jusqu’à cinq pieds, stocker sa récolte et la consommer à son domicile, seul ou avec son entourage. En revanche, le transport reste interdit : si on a sur soi moins de 2 onces (à peu près 56 grammes), on est passible d’une simple amende de 500 dollars jamaïcains (environ 4 euros), sans suites judiciaires. Au-delà, on risque, comme naguère, d’être inculpé de trafic de drogue.

Vertus curatives
Autre innovation révolutionnaire : la nouvelle loi fait une exception pour les rastafaris, qui auront le droit de cultiver et de transporter leur ganja sans limite de quantité, à condition de ne pas en faire commerce et de la consommer dans leurs lieux de culte. Pour les festivals ou les concerts, ils devront demander des autorisations temporaires.

 

Par ailleurs, le gouvernement veut favoriser la création d’une industrie de produits médicinaux à base de cannabis (pilules, huiles, inhalations, crèmes, aliments) avec l’espoir de les exporter dans les pays où ses vertus curatives sont reconnues, comme le Canada, Israël ou l’Europe du Nord… Il a créé une agence d’Etat chargée d’attribuer des licences de culture à des entreprises privées, avec un plafond d’une acre (environ 4 000 m2) par licence. En juillet, il y avait déjà de nombreux candidats, locaux et étrangers, mais l’agence n’avait pas commencé sa sélection. Seules les universités locales ont obtenu des licences, pour mener des recherches pharmacologiques.

 

Pourtant, des hommes d’affaires ont décidé d’aller de l’avant sans attendre. En ce matin torride, les deux frères reçoivent dans leur champ deux visiteurs venus de la ville. L’un est le directeur technique de la société jamaïcaine Medicanja, qui va produire des médicaments à base de cannabis pour diverses maladies, de l’épilepsie au glaucome. L’autre est un businessman célèbre, également responsable politique, qui a fait fortune dans les centres d’appels. Leur idée est simple : transformer a posteriori les champs illégaux de ganja récréative en champs légaux de cannabis médicinal. Les deux hommes examinent les plantes en connaisseurs, et donnent déjà des conseils, car la ganja médicale devra être cultivée selon des normes strictes.

 

L’entrevue a été arrangée par Rupert Walters, travailleur social à Old Harbour et président de la toute nouvelle « association des cultivateurs et producteurs de ganja ». M. Walters espère ardemment que cette industrie profitera en priorité aux cultivateurs locaux et ne sera pas confisquée par des sociétés étrangères. L’après-midi, les deux hommes d’affaires expliquent leur projet à un second groupe de cultivateurs, dans une salle communale d’Ewarton, une autre bourgade de la paroisse. Les paysans semblent intéressés et se disent capables de produire des grosses quantités. Mais le chef du groupe, un vieux rasta malicieux qui arbore sur sa poitrine un portrait du roi Hailé Sélassié, est très clair : « Nous allons demander une licence collective pour cultiver de la ganja médicale, mais pas question d’arrêter de produire notre ganja à fumer. Nous continuerons nos cultures traditionnelles dans les collines. »

 

Ce scénario se répète dans tout le pays. Dans la paroisse de Saint-Thomas, à l’est de Kingston, un autre paysan sans terre, Dudley, producteur de patates douces, a pris la tête d’une « association de futurs cultivateurs » regroupant déjà près de 400 paysans. Pour obtenir une licence, il s’est associé à un vieux propriétaire qui fait pousser de la ganja à fumer dans son verger, entre les bananes et les mangues, et veut se lancer dans la culture de ganja médicale dans les collines à côté de ses champs de canne à sucre. D’autres habitants de Saint-Thomas espèrent que la ganja va attirer les touristes, encore rares dans cette partie de l’île. Une amie de Dudley, qui gagne sa vie en faisant des gâteaux aux amandes, a prévu de se diversifier dans le « cannabis cookie » – aussi efficace qu’un joint, moins mauvais pour les poumons.

 

Dans les campagnes, la nouvelle loi est bienvenue, mais pas toujours bien comprise. Beaucoup ont du mal à saisir la nuance entre dépénalisation et légalisation, ou s’interrogent sur la pertinence des limites imposées – 5 plantes, 2 onces, 1 acre… Tous continuent à redouter la police : « Certains policiers n’arrivent pas à accepter la nouvelle situation, affirme Rupert Walters, surtout face aux rastafaris et aux jeunes des quartiers pauvres. Avant de s’avouer vaincus, ils pourraient lancer des actions brutales. »

 

A Kingston, les responsables politiques assurent que ces problèmes sont transitoires. En ce jour d’été orageux, Mark Golding, ministre de la justice, a invité deux artistes de la communauté rastafarie dans son bureau, pour discuter de la mise en place de la « légalisation religieuse » : « La loi met fin à une oppression injustifiable, affirme le ministre. Il était anormal de traiter les rastas comme des criminels, alors que la ganja fait partie intégrante de la culture populaire. Ils vont enfin devenir des citoyens à part entière. » Le ministère va établir une liste des habitations communautaires et des lieux de culte où la culture et le stockage seront autorisés.

 

Par ailleurs, le ministre affirme que la nouvelle loi a déjà désengorgé les tribunaux et les prisons : « Auparavant, la police arrêtait près de 15 000 personnes par an pour possession de ganja, surtout des hommes jeunes et pauvres. Cela représentait entre 40 % et 50 % de toutes les arrestations. Ces garçons étaient envoyés en détention pour un an et demi. Ensuite, leur vie durant, ils traînent un casier judiciaire qui les empêche de décrocher un travail ou d’obtenir un visa pour aller à l’étranger. Cette folie a cessé. »

Discours très permissif
De son côté, le ministre de la sécurité nationale, Peter Bunting, tient un discours très permissif : « J’ai donné des instructions pour que la police ne fasse pas de zèle, qu’elle n’aille pas compter le nombre de plantes dans les jardins ni peser les réserves dans les armoires. Par ailleurs, les tickets de contravention pour transport de moins de 2 onces n’ont pas été imprimés. Les policiers ne peuvent pas verbaliser. » Erreur bureaucratique ou décision délibérée ? « Disons, explique le ministre en souriant, que la fabrication de ces tickets n’est pas une priorité pour mon ministère. »

 

Selon lui, la loi de 2015 est une première étape avant la légalisation complète, soutenue par la majorité de la classe politique jamaïcaine, de droite comme de gauche. Alors pourquoi s’être contenté d’une demi-mesure ?

Comme tous les Jamaïcains, Peter Bunting répond avec fatalisme que la solution ne se trouve pas en Jamaïque. Depuis des décennies, les Etats-Unis font pression sur les pays des Caraïbes pour les empêcher de légaliser le cannabis et surveillent les polices locales pour s’assurer qu’elles restent mobilisées dans la « guerre contre la drogue » décrétée par Washington : « Nous sommes un petit pays, pauvre et vulnérable, nous avons besoin de l’aide et des prêts octroyés par les Etats-Unis. Nous ne pouvons pas leur tenir tête. » Cela dit, il sait que le temps travaille pour la Jamaïque. Depuis 2012, cinq Etats des Etats-Unis ont légalisé le cannabis et d’autres s’apprêtent à le faire : « Le gouvernement fédéral est devenu schizophrène, mais tôt ou tard, cela devra cesser. » A noter que, dans cette affaire, les Américains sont des deux côtés de la barrière : des militants pro-cannabis, des pharmacologues et des médecins américains viennent aider les Jamaïcains à monter leur industrie de cannabis médicinal. Côté récréatif, une société financière de Seattle a passé un contrat avec les héritiers de Bob Marley pour la commercialisation internationale d’une variété locale de ganja, sous la marque « Marley Natural ».

 

A court terme, il faudra ruser. Le ministre Peter Bunting souhaite le développement du « tourisme ganja » légal. Il s’agira de jouer sur l’effacement progressif de la distinction entre « récréatif » et « thérapeutique » – l’idée étant que les gens bien portants peuvent aussi profiter des bienfaits apportés par la plante. Il a tout prévu : « A leur arrivée à l’aéroport, les étrangers pourront acheter, pour quelques dollars, un permis de consommer. S’ils sont malades et s’ils viennent d’un pays où le cannabis est reconnu comme médicament, ils présenteront une ordonnance de leur médecin. Sinon, une déclaration sur l’honneur suffira. » Munis de leur permis, les touristes iront acheter la ganja dans des boutiques spécialisées, ou directement chez les cultivateurs comme Jerry, Steve et les autres. Les Jamaïcains comptent en priorité sur les touristes américains.

Des liens avec la communauté noire américaine
Les liens entre les militants des droits de l’homme jamaïcains et la communauté noire américaine ont joué un rôle important dans le passage de la « loi ganja ». L’un des leaders de la communauté rastafarie de Kingston, Michael Lorne, est un avocat célèbre, dont le cabinet, installé dans un quartier pauvre du centre-ville, est aussi une librairie militante de la cause des Noirs et un atelier d’imprimerie. Il représente la famille de Mario Deane, un ouvrier du bâtiment de 31 ans, arrêté le 3 août 2014 par la police, qui avait trouvé un joint dans son sac de sport. Au commissariat, l’homme est tué dans des circonstances non élucidées. Aussitôt, sa mort provoque une vague de protestations dans le pays : Mario Deane n’était pas un voyou, juste un fumeur occasionnel, comme la majorité des hommes dans le pays.

 

Quelques jours plus tard, Michael Brown, un Noir de 18 ans, est tué par la police à Ferguson, dans le Missouri, aux Etats-Unis. Les Jamaïcains, qui regardent la télévision américaine plus que leurs chaînes nationales, font le lien entre les deux affaires, et la contestation s’amplifie. Michael Lorne décide alors d’exploiter la situation :

« Pour m’aider dans l’affaire Mario Deane, j’ai fait appel au cabinet d’avocats américain Parks & Crump, qui représente la famille de Michael Brown, et aussi celle de Trayvon Martin », un Noir de 17 ans noir tué par un vigile blanc en Floride en 2012. « Pour l’autopsie de Mario Deane, nous avons fait venir le médecin légiste qui avait fait celle de Michael Brown à Ferguson. Il a accepté de travailler gratuitement, nous lui avons juste payé le voyage. » Selon M. Lorne, le scandale de la mort de Mario Deane et la campagne médiatique déclenchée par la présence des Américains auraient incité des politiciens hésitants à soutenir la loi de dépénalisation.
 
Source: lemonde.fr



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