J'ai fait un film avec des addicts au crack : j'ai beaucoup appris de leur vie


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J'ai fait un film avec des addicts au crack : j'ai beaucoup appris de leur vie

LE PLUS. Pendant plus de sept ans Fleur Albert est allée à la rencontre de ceux que la société et la drogue ont laissés en marge, dans les rue entre la Goutte d'Or et Stalingrad à Paris. De ces rencontres, la réalisatrice en a fait un film et une expérience de vie. Fleur Albert nous raconte sa démarche et nous confie ses sentiments sur ce sujet sensible qu'est l'exclusion sociale liée à la drogue.
Édité par Barbara Krief

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Une fumeuse de crack à Paris dans le quartier de La Chapelle Image d'illustration. (HADJ/SIPA)

 

Nous avons tous à l’égard de la drogue la conscience claire de notre irrévocable faiblesse, de nos anathèmes et de nos conjurations, de nos pratiques rituelles et protectrices. Peindre de l’intérieur l’univers de la toxicomanie avec ceux qui l’ont vécu est encore une façon volontaire d’exorciser, de questionner, à travers les moyens du cinéma et d’un récit nécessaire, cet oubli des corps ou leur conscience aigüe.
 
C'est ce que j'ai voulu faire avec mon film "Stalingrad lovers".
 
"Bande des 4"
 
Pour le préparer j'ai passé plusieurs années auprès des consommateurs de crack des quartiers de La Chapelle et Stalingrad, à Paris. Ce dernier a été, jusqu'à la fin des années 2000, un quartier de deal et de consommation avant que les usagers soient repoussés  aux portes de Paris.
 
Les griots urbains plein de mémoire sont là pour qui veut bien les écouter et les regarder en face. Ils ont des choses à nous dire et à nous apprendre.
 
J'ai rencontré beaucoup de gens au fil de ce travail de plus de sept ans dans la rue entre la Goutte d’Or et Stalingrad, entre les squats et les structures de préventions qui tentent de limiter les risques auxquels s'exposent ces quartiers dès lors qu'ils s’occupent des usagers de crack.
 
La "Bande des 4", qui joue dans le film, portait des histoires, ils avaient des personnalités hors du commun, extrêmement nourrissantes.
 
Au-delà de la personnalité des acteurs, de leur trajet de vie, ils portent un imaginaire, une expérience et un rapport au monde qui me touchait, m'intéressait et m'apprenait. Ils avaient tous l'âme de rescapés. Leur capacité à rebondir en 10 vies et autant d’incarcérations forçait mon admiration et mes questionnements sur l’inadaptabilité au monde, la mienne, la nôtre.
 
Ils se sont sevrés pour le tournage
 
Ils se connaissaient tous, se côtoyaient dans le monde de la rue depuis de longues années. Ils représentaient 3 générations : Jackson (Mehdi Kadri) avait 30 ans, Mona (Carole Mélissa Eugénie), 40 ans, Isaïe (Jean-Patrick Koné) 50 ans et Octave (Jean-Paul Edwiges), 60 ans.
 
Chacun avait fait l’expérience de la prison, du deal ou de la prostitution et en était à des niveaux de consommation différents : tous ceux passés par l’héroïne, étaient sous substituts (méthadone) mais tous consommaient du crack à des degrés plus ou moins maîtrisés, sinon il aurait été impossible de travailler ensemble.
 
Les plus âgés étaient les plus aguerris pour pallier le manque au produit lorsque nous tournions. Ils en avaient fait une devise et un défi : s’ils consommaient sur place, cela mettait en péril le tournage, ils se sont beaucoup entraidés pour y parvenir et tenir cette règle.
 
De jours en jour, le travail et la discipline sur le plateau ont fini par concourir à baisser la quantité habituelle de leur consommation : lorsqu’ils finissaient leur journée, si la quête du caillou avait lieu la nuit, ils prenaient aussi le risque de se faire arrêter et ne pas revenir sur le plateau le lendemain. De plus, un suivi médical et psychologique régulier où ils étaient engagés avant le tournage, grâce aux soutiens des associations de prévention des risques, les y aidait.
 
En dehors d’un contrat de travail pendant quatre mois de la préparation au tournage du film, ils avaient faits ce pacte symbolique avec eux-mêmes, le groupe et moi.
 
Chacun avait des raisons intimes de faire ce projet et ils ne le faisaient pas forcément dans un souci thérapeutique. A chacun de s’approprier ou pas cette exposition exceptionnelle à devenir des narrateurs talentueux d’un récit un peu spécial, sous le masque de la fiction, ils devaient composer  comme tout acteur. J’ai risqué la confiance, et cela a marché. Chaque jour  j’avais la sensation d’être une acrobate.
 
Un film sur le manque, pas sur la drogue
 
J'avais envie de creuser avec et à travers eux cette possibilité de changer quelque chose du regard sur soi alors que l'on porte une blessure qui vient de très loin. J’avais envie de raconter l'histoire d'une possibilité de vie et, par ricochet, d'une reconnaissance.
 
Seuls Patrick, Mélissa, Jean-Paul, Mehdi pouvaient incarner ces personnages parce que leur corps porte une expérience qu'aucun acteur ne pouvait transmettre de façon aussi juste. Mais il ne s'agissait pas de naturalisme, plutôt de transfiguration. Ce sont leurs corps à eux mais ce sont d'autres personnages que l'on a construits au fil du temps.
 
Mehdi, l'absent du film, son fantôme, est un pur personnage de fiction qui m'a été inspiré par plusieurs récits des uns et des autres qui parlaient toujours d'un parrain, de types qui les ont initiés, protégés. Il renvoie à l'absence de père, au besoin de père, cette figure-là est importante.
 
Ce personnage m'a été inspiré par un fait divers qui m'avait fortement interpellé dans les années 2000 : la mort de froid d'un usager de drogue à la gare de Lyon qui a fini au carré des anonymes.
 
J'ai enquêté sur ce type décédé et j'ai recueilli plusieurs récits dont je ne sais s'ils sont vrais ou légendaires. C'était totalement fantasmatique d'imaginer que ce type-là avait été un mafieux ou un grand frère qui protégeait tout un quartier. Comme je suis obsédée par le personnage d'Antigone depuis longtemps, j'ai eu envie de chercher de ce côté-là. Mehdi était le conducteur, le moteur tragique de ce que j'avais envie de raconter.
 
"Stalingrad lovers" est un film sur le manque plus que sur la drogue. Le manque d'amour, le manque de père, le manque d'ailleurs.
 
Le lent suicide raisonné de la toxicomanie
 
S’intoxiquer, c’est passer avec armes et bagages dans une autre vérité. Ce souci constant des besoins du corps lié à la toxicomanie crée un emploi du temps exigeant, jusqu’à l’insupportable, mais dans le commerce illicite des marchands de caillou, l’amour existe, la pensée et l’imaginaire circule.
 
Pour moi, la drogue parle du manque affectif, de la violence du désir, des maux sociaux, de l’incapacité à communiquer. De la fatigue de soi à la conquête de soi. Voilà quel pourrait être le sujet du film.
 
Il faut composer avec l'horreur qu'inspire le lent suicide raisonné de la toxicomanie, en même temps avec une vérité très tendre de la faiblesse humaine.
 
Tous les personnages que j’ai rencontrés ont un rêve, une maison au fond des bois, un sac plein de vagues incessantes le long des plages du Maghreb, du Sénégal, des Antilles ou de Normandie. Ils portent un ailleurs, des enfants perdus ou retrouvés, une famille impossible, un pays perdu.
 
On est toxico sur un effondrement et pas seulement celui des pères.
 
La toxicomanie n’est peut-être pour moi que le reflet porté à son paroxysme de la société capitaliste dans sa violence la plus cinglante. L’expérience de l’addiction a tant à voir avec la mauvaise conscience de notre époque. C’est sans doute l’une des constantes de la civilisation post-moderne, post-industrielle : quelque chose nous mange.
 
Source: leplus.nouvelobs.com

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