mrpolo 7 743 Posté(e) juillet 16, 2012 Partager Posté(e) juillet 16, 2012 Comme chaque année, les Nations unies viennent de publier leurs statistiques sur l’état du monde en ce qui concerne les drogues. Comme chaque année, on oublie tout –et en particulier les statistiques précédentes – et on recommence. On peut certes les critiquer, chapitre après chapitre, donnée après donnée. Cependant, pour une fois, il serait bon de se demander à quoi ces chiffres et ces analyses servent-ils, si ce n’est à perpétuer le même discours amnésique et à occulter tout débat qui porterait sur leur permanence et sur la manière même dont la communauté internationale conçoit le phénomène drogue. Dans « Crime, trafics et réseaux. Géopolitique de l’économie parallèle », nous avons essayé d’esquisser un constat et des solutions concernant cette manière immuable de voir les choses… Etats et institutions internationales publient, année après année, des statistiques sur les trafics et le crime. C’est avant tout une litanie, toujours la même, reproduite par les médias, qui répètent les mêmes exégèses, rarement pourvues de sens. Les mots « environ », « tendance » ou « entre » accompagne des chiffres voulant expliquer l’état du monde. Le fait est qu’affirmer en 2011 qu’il a « environ 210 millions de consommateurs de drogue(s) dans le monde » n’a en soit aucune importance, outre le fait que l’UNODC, qui publie cette « information » n’inclut pas les drogues légales, qui, excepté le fait qu’elles sont de synthèse, sont composées et agissent exactement de la même façon que celles du marché illégal[1]. Si, l’organe des Nations Unies les incluait, elle citerait le chiffre d’« environ deux milliards ». Ainsi, ce que souligne ce chiffre n’est pas axé sur la dépendance œcuménique aux psychotropes, mais sur la partie située hors des règles et des lois. Or, les règles et les lois ne sont pas les mêmes partout, ni les pratiques policières ou leur efficacité, ni celles de la justice, ni enfin les statistiques par Etat qui nourrissent les statistiques de l’organe des Nations Unies[2]. Les mots « environ », « tendance », « entre », etc., essaient de pallier à ces différences qui, au seul secteur des drogues prohibées cachent des disparités allant du simple au quintuple. Le combat contre le trafic illicite des drogues est l’affaire des Etats. Ils doivent donc justifier leur action, raconter des success story, montrer des progrès. Il n’y a donc pas de statistiques qui soulignent leur inefficacité, ou les impasses découlant d’une analyse de ces chiffres, aussi aléatoires soient-ils. Nous sommes par définition dans un « processus de progrès » contre le crime organisé, en aucun cas dans une « spirale d’échec ». Jamais un ministre de l’intérieur ne dira « cette année, nous avons lamentablement échoué ». Il dira, « on observe des nouvelles tendances, indiquant que l’on consomme plus d’une drogue et moins d’une autre », « on a saisi trois tonnes de cette drogue et quarante kilos d’une autre », etc[3]. Contrairement aux accidents de la route et la sécurité routière, les chiffres ne parlent pas d’eux-mêmes. Leur approximation, l’auto-justification (d’un service, d’une organisation internationale, etc.), le débat politique ambiant, interne, international ou géopolitique, la volonté de changer ou ne pas changer de cap sur un aspect (production, trafic, consommation, blanchiment, etc.), influent considérablement sur la manière de proposer les fragments de réalité que constituent ces chiffres. Ainsi, ces derniers ne sont en aucun cas, du moins pour ceux qui les produisent, « un élément de réflexion ». Ni au niveau national, ni globalement. La messe se reproduisant quasi identique, la sentence - estimation « il y a environ 120 millions de consommateurs de drogue », se répète aussi, à dix millions près (en fait, à 100 millions de plus ou moins)… Elle apparaît cependant, rituellement, comme une information inédite à méditer, tous les ans. Si les données sont ainsi figées, il en est de même pour les opinions. Concernant les drogues, rien ne différencie un débat ou un journal télévisé de 1995 à ceux de 2011. Comme si le temps, l’expérience, l’Histoire et les mutations du monde disparaissaient comme une larme dans la pluie. Des sentences pompeuses, des généralités moralisantes et inexactes, font face à un discours anti sécuritaire axé sur le consommateur–victime (dépénalisation), ou la division du monde entre drogues douces et drogues dures (légalisation du cannabis). Ce n’est qu’à partir de 2010 que les rares voix marginales qui considéraient le trafic de drogue comme un enjeu géopolitique, comme un facteur de pérennisation (et de renforcement) du crime organisé, sont enfin relayées aussi bien au sein de certains Etats que par des organisations internationales. La dure réalité des faits, qui n’a nullement besoin de « tendances annuelles » et de statistiques, s’invite dans le débat par le biais d’hommes politiques et de fonctionnaires internationaux qui voient à l’œil nu la dégradation mexicaine ou l’effacement de l’état de droit dans les quartiers[4]. Si les statistiques concernant le trafic de drogues sont essentiellement l’affaire des Etats, il n’en va pas de même pour la contrefaçon, le travail clandestin, le trafic d’armes, celui de pierres précieuses et de l’or, des cigarettes ou des sommes blanchies. Au sein de ces secteurs, les intérêts privés, l’imbroglio constitué par les entreprises offshore/inshore (qui organisent souvent un « deuxième marché » de vrais - « faux » produits) l’intérêt de surestimer (ou sous-estimer) les tendances et les chiffres, la disparité, la volatilité et la multiplication des acteurs et des organismes de veille, l’insertion au sein de l’économie formelle des sommes astronomiques issues des trafics mais néanmoins jugées nécessaires, etc., aboutissent à des données encore plus fantaisistes, quand elles existent. Ainsi, pour la contrefaçon et/ou la « piraterie » les appareils et composants électroniques, les habits, le cuir, les jouets, les objets en plastique, les CD et DVD, les médicaments, les armes à poing, les pièces détachées d’automobile et les cigarettes, produits majoritairement en Asie, il n’existe, pratiquement, aucune donnée globale. L’essentiel des informations provient des services des douanes, et correspondent aux produits saisis, dans leur très grande majorité à la sortie et à l’entrée de chaque pays. Aucune étude, aucune enquête, globale ou par produit, n’est communiquée dans sa totalité. Ainsi, l’OCDE se résigne à « supposer que le montant total d’échanges transnationaux (ce qui exclut la consommation interne) de produits contrefaits et piratés (droits à l’image, d’auteur, intellectuels inclus) s’élèverait à presque 1,85% des échanges mondiaux, soit deux cent cinquante milliards de dollars.[5] S’il est présomptueux et illusoire de conclure en se basant sur ces données, il est cependant possible de mener une réflexion sur les ordres de grandeur. En premier lieu, les chiffres globaux noient par leur ampleur les détails et occultent, sacrifiant à une impression générale, les particularismes locaux, les liens entre les activités informelles, légitimes et illégales. Si un faux médicament est une copie conforme d’un produit, il n’est qu’un générique déguisé. Il porte atteinte à l’industrie pharmaceutique, mais pas à la santé publique. Par contre s’il ne contient pas, comme inscrit sur la boite, la teneur exacte en principe actif, s’il est produit dans des conditions sanitaires incontrôlées, il porte essentiellement atteinte à la santé. Il en va de même pour les jouets, les pièce de rechange, certains utilitaires (comme les sièges de voitures pour enfants ou certains ustensiles de cuisine), et, considérant la valeur d’un produit qui pourrait être utilisé comme un investissement, un placement, des produits de joaillerie, des pierres précieuses, etc. Ainsi, une première division s’impose : entre produits qui mettent en cause les licences, la propriété intellectuelle, les brevets, etc. qui concernent essentiellement l’industrie et le commerce, et les autres qui portent atteinte à l’acheteur final. Or, les moyens mis en place pour lutter contre la copie, la contrefaçon ou la piraterie sont financés essentiellement par l’industrie, et concernent très peu ceux qui portent atteinte aux populations. D’autant plus si celles-ci ne sont pas en mesure d’acheter les produits manufacturés licites, comme c’est le cas des médicaments au sein de la plus grande partie des pays africains et asiatiques. Pour comptabiliser une économie « hors comptabilité » il faut que celle-ci soit un enjeu, un « marché » pour l’économie formelle. Sinon, on l’abandonne à son sort, ce qui signifie la consommation de produits contrefaits, hors de tout contrôle… En second lieu, on doit assumer, selon l’OCDE, que les centaines de milliards issus de ces activités, rejoignent les lieux d’accumulation de l’économie formelle, donnant à certains pays un dynamisme industriel expliquant en partie leur PIB. Si on ajoute à cela que le secteur informel n’est pas tenu aux contraintes, même minimes, de règles et de lois (salaires, impôts, temps légal de travail, etc.), on constate un double hiatus : celui existant entre les pays jugulant le secteur hors comptabilité et les autres d’une part, et, d’autre part, à l’intérieur de ces pays, entre le secteur des services (privés ou d’Etat)fortement pénalisés et celui de la production manufacturière, stimulée et financée par la contrefaçon et, plus généralement, par les activités économiques informelles. Si 1,85% des échanges mondiaux concernent la contrefaçon, celle-ci est (au niveau manufacturier) le fait d’un nombre relativement limité de pays qui se trouvent être parallèlement soit des géants de l’économie mondiale (Inde, Chine, Brésil), soit des pays dits « fluctuants » (Turquie, Russie, Maroc, Italie, Thaïlande, Pakistan, etc.) soit enfin des places offshore, des zones ou des ports francs (Ile Maurice, Doubaï, nord du Mexique, Monaco, Antilles néerlandaises, etc.). Ainsi peut-on dire que les activités ayant trait à la copie, la contrefaçon ou la piraterie, (mais aussi aux trafics en tout genre et certaines pratiques de blanchiment) ne sont nullement à la périphérie exotique d’un système économique globalisé mais en son centre le plus dynamique. Réalité que « statistiques » et « données » globalisantes essaient d’occulter. L’essentiel devant être d’enquêter sur cette terra ingognita de la complémentarité entre formel, informel et criminel et pas uniquement sur leur respective importance[6]. En effet, de même que le trafic s’est démocratisé, échappant aux pratiques transversales des organisations criminelles historiques, de même il s’est transformé en polytrafic, en une multitude de pratiques opportunistes jouant sur des lots de produits, licites une fois, illicites une autre. Plus aucune structure mafieuse ne s’astreint à une seule route, à un seul produit. Cette criminalité à visages multiples, commerce sur tout produit, tout lot qui lui tombe à la main, sous-traite, troque, investit dans des affaires légales, tout en continuant à commercer des produits de contrebande. Cette cuve commune des affaires, cette activité polymorphe, cette division du travail, empêchent l’identification, et noient les activités illicites sous le parapluie d’activités acceptables sinon honorables. En conséquence, il n’est pas étonnant que les associés des grandes enseignes ayant leurs usines offshore à l’île Maurice - pour ne donner qu’un exemple -, soient en fait des barons de la drogue, seuls capables de générer par cette activité quelques quatre cent millions de dollars annuels. Dans ce cas précis, les grandes enseignes voudraient-elles se séparer de leurs associés encombrants qu’elles ne le pourraient pas : une des conditions pour créer une entreprise offshore dans ce pays étant d’avoir un associé local. Inutile donc de se demander comment les vrais - faux[7] de la confection de luxe se retrouvent à des prix défiant toute concurrence au sein des marchés ethniques européens. Dans ce cas précis, mais qui est loin d’être unique, les grandes enseignes participent indirectement au blanchiment d’argent du crime organisé. [8] Le secteur privé n’est pas le seul visé. Toute nouvelle disposition fiscale, tout appel à capitaux institutionnel est un appel d’air à l’argent « sale ». Les niches fiscales dans les DOM TOM, la défiscalisation des capitaux issus de l’étranger, comme à l’Ile Maurice, sont des outils performants pour le blanchiment. Il suffit d’observer la construction de nouveaux bâtiments à Saint Martin, juste à côté d’immeubles abandonnés et de friches d’habitations et d’hôtels depuis le cyclone Hugo (1989), pour comprendre les mécanismes d’une économie irrationnelle et non planifiée, conséquence de cet appel d’air de capitaux. La multiplication de marines, alors que le parc de bateaux de plaisance reste stagnant, en est une autre. En d’autres termes, ce qui rapporte c’est de construire, peu importe l’utilisation ultérieure du bâtiment. A l’île Maurice, l’argent du trafic d’héroïne est envoyé par des banques informelles en Inde à Singapour ou en Malaisie et revient sous forme d’investissement étranger, ce qui lui permet d’être hors - imposition et de s’investir au sein des activités du port franc et offshore… Ces phénomènes sont des processus, non des statistiques et encore moins des évaluations. Elles décrivent des modus operandi qui consistent, pour le crime organisé, à phagocyter les institutions, à se connecter à l’économie formelle et à profiter des lacunes des règles et des lois. A la question redondante portant sur le combien, mieux vaudrait, pour avoir une idée plus proche de la réalité, expliquer le comment[9]. [1] Chawla, S. (sous la direction de), World drug report 2011, Vienne UNODC. [2] Il suffit de comparer les données statistiques de l’OCRTIS avec ceux de la République Tchèque ou de l’Allemagne pour constater des différences d’appréciation, de catégories, de délits, etc. A l’intérieur de chaque Etat, les données de la police et de la justice divergent, les uns comptabilisant les condamnations, les autres les interpellations, etc. [3] A titre d’exemple, sous le titre La guerre est déclarée selon Claude Guéant, on peut lire que le ministre se félicite du fait qu’une opération engageant cent cinquante policiers s’est soldée par l’arrestation de treize personnes, la saisie de deux pistolets, d’un kilo et demi de résine et 108 grammes « d’une substance blanche en cours d’analyse ». AFP, 29 Juin 2011. Inutile de rappeler que chaque go fast transporte au minimum 250 kilos de drogues par trajet. (Héroïne, cocaïne, cannabis, drogues de synthèse, etc.). [4] « Depuis quelques semaines, des voix à gauche s’élèvent pour remettre en cause la pénalisation de l’usage de drogues. Récemment, une commission de l’ONU présidée par Kofi Annan a pris acte de l’échec patent de la « guerre à la drogue » chère à Richard Nixon et à Ronald Reagan. Cette commission appelle d’abord à décriminaliser l’usage des drogues. L’exemple du Portugal, qui a obtenu de bons résultats alors que la situation y était désastreuse, prouve l’utilité d’une telle mesure (voir le reportage ci-dessous). Surtout, la commission de l’ONU appelle les États à « expérimenter des modèles de régulation légale des drogues ». En France, ces propositions ont trouvé un écho à travers les appels du maire de Sevran, Stéphane Gatignon, confronté dans sa ville à l’un des trafics de cannabis les plus importants d’Île-de-France, en faveur de la « dépénalisation de l’usage de toutes les drogues et la légalisation du cannabis ». De même, Daniel Vaillant et une vingtaine de parlementaires rendent cette semaine le rapport d’un groupe de travail qui conclut à la nécessité d’une « légalisation contrôlée du cannabis ». En face, les opposants au changement de législation continuent de croire que réprimer davantage permettrait d’éradiquer les drogues — ou du moins d’en diminuer l’usage. Or, il est impossible de hausser encore un peu plus le niveau de la répression, sauf à créer des dizaines de milliers de places de prison. Il faudra donc, tôt ou tard, changer de politique » in Doubre, O., 30 Juin 2011, Drogues : pourquoi il faut dépénaliser, Politis, [5] General Trade-Related 2010 Index of Counterfeiting and Piracy Economies, 2011, Paris, OCDE. [6] Par exemple : quelle est la part des Triades chinoises dans l’économie de la copie en Chine ? Dans l’accompagnement de l’immigration ? Dans les services et les actes administratifs impliquant les autorités chinoises (consulats, universités, « préfectures », etc.), responsables des justificatifs pour tout immigré ? Quelle est leur part dans les prêts informels, les achats d’entreprises (restauration, confection, jeux du hasard, etc.), qui accompagnent l’installation des nouveaux immigrants à l’étranger ? Etc. [7] « Vrai – faux » : les enseignes remettent elles - mêmes sur le marché des stocks de leurs produits dits « défectueux ». En fait, il s’agit de défauts minimes et programmés sur les machines, ce qui permet une diffusion large d’un produit signé. En principe, même ces produits ne devraient pas se retrouver sur le marché local (c’est la définition même d’une activité offshore), mais la réalité observée, est toute autre. [8] Koutouzis, M., 1999, Le blanchiment dans le «Sud» : entre traditions et modernité in Rapport Moral sur l’Argent dans le Monde, , Paris, Association d’Economie Financière (Caisse des dépôts et Consignations). [9] Dutertre, P., Koutouzis, M., Trafics ; Dutertre, P., Koutouzis, M., 2000, L’argent du Djihad, BFC, Arte production. Par Michel Koutouzis Source:Blog Médiapart 1 Lien à poster Partager sur d’autres sites
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