Interview par le Monde du médecin Bertrand Lebeau, spécialiste des problèmes de drogues. Après des études de philosophie et de médecine, il a travaillé comme médecin et journaliste et participé, depuis sa création, aux activités de l'association Médecins du Monde. Il exerce actuellement à l'hôpital Saint-Antoine à Paris et dans un centre de soins pour toxicomanes à Montreuil. Il a publié en 2002 « la Drogue » au Cavalier bleu, collection « Idées reçues ».
Source: Le Monde
Ami07 : Une personne qui est polytraumatisée à cause d'un accident sur la voie publique, a des douleurs permanentes au dos. Cette personne est sous morphine et fume du cannabis en expliquant que cela lui calme la douleur, ma question est : à partir de quelle quantité cela devient une drogue ?
Bertrand Lebeau : Le fait qu'une substance soit considérée comme une drogue ne dépend pas des quantités. Bien entendu, la toxicité d'une substance qu'on peut considérer une drogue est dans les quantités. Et on ne peut pas dire : en deçà d'une certaine quantité, le cannabis n'est pas une drogue, et au-delà, c'en est une. Il n'y a donc pas vraiment de réponse à votre question, parce que le statut de drogue, ou pour utiliser un mot plus compliqué, de substance psychoactives, dépend des propriétés de cette substance.
anthony38 : Pourquoi le cannabis n'est-il pas reconnu en France alors que les pays d'Europe s'en servent déja, ainsi que 13 Etats américains ?
Ce n'est pas simple. C'est vrai qu'il y a un certain nombre de pays européens et d'Etats des Etats-Unis qui permettent l'accès à du cannabis thérapeutique. En insistant sur un point important : aujourd'hui, il est très difficile de considérer qu'un médicament puisse se présenter sous une forme fumable. Car la fumée de cannabis, même s'il n'y a pas du tout de tabac, en particulier lorsque le cannabis se présente non pas comme résine, mais comme herbe, cette fumée présente pour les bronches et les poumons une toxicité au moins égale à celle de la fumée du tabac, probablement supérieure. Cela veut dire qu'une personne peut parfaitement fumer du cannabis avec un objectif qui n'est pas récréatif, mais thérapeutique. Par exemple fumer du cannabis non pas pour ressentir l'effet de "high", d'ivresse cannabique, mais pour être soulagée d'une douleur. Mais pour que le cannabis se présente comme un médicament, a priori, il ne doit pas se présenter sous une forme fumable.
Dans les pays qui ont mis en place un accès au cannabis thérapeutique, il peut se présenter sous forme de gélule, contenant souvent du principe psychoactif – le THC (tétrahydrocannabinol), parfois avec d'autres cannabinoïdes. Il peut aussi se présenter comme un spray, et il existe un médicament, le Sativex, qui est un spray qui contient du THC et un autre cannabinoïde, le CBD (cannabidiol).
Je dirais donc que la principale raison pour laquelle en France et dans un certain nombre d'autres pays l'accès au cannabis thérapeutique est si restrictif, c'est la crainte que le cannabis thérapeutique ne soit le cheval de Troie du cannabis récréatif. C'est-à-dire qu'en réalité, derrière un prétexte thérapeutique se cache la volonté de rendre légale la consommation de cannabis récréatif.
Lucas : La recherche médicale sur le cannabis est-elle permise en France? Il me semble que la recherche sur cette substance est interdite depuis 1974 par la loi. Y-a-t-il eu des évolution depuis ?
Non, les recherches sur le cannabis ou sur les cannabinoïdes ne sont pas interdites en France. Mais ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas interdites qu'elles sont largement développées. Il y a deux volets à cette question : le premier concerne plutôt la recherche fondamentale. Et dans le champ de la recherche, les chercheurs peuvent avoir accès à toutes sortes de substances, y compris, lorsqu'ils le demandent, et même si les procédures sont compliquées, à des drogues illicites. Sinon, il ne serait pas possible de faire des recherches en utilisant l'héroïne ou la cocaïne ou la MDMA (principe actif de l'ecstasy). Deuxième volet, qui relève plutôt de la recherche appliquée ou de la recherche pharmaceutique : il consiste à mettre au point des médicaments qui sont issus du cannabis. Il est vrai que concernant ce deuxième volet, il y a des pays beaucoup plus dynamiques que la France. On peut citer la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, par exemple.
Richard : Bonjour, lorsqu'en France des malades du cancer entendent que dans d'autres pays les malades sont soulagés par le cannabis, et qu'ils sollicitent les médecins, quelle est la réponse de ces derniers ?
La plupart des médecins français, la très grande majorité, ignorent qu'il est possible pour un médecin hospitalier – c'est une première limite –, et dans un cadre très contraignant, de demander à une instance administrative l'autorisation de prescrire du THC. Mais il y a actuellement en France environ 80 personnes qui ont légalement accès à du THC par ce dispositif. C'est évidemment très insuffisant.
Guest : Est-ce que le cannabis consommé régulièrement est un bon remède à l'anxiété et au stress quotidien ?
Ce n'est pas facile de répondre à cette question. L'une des raisons qui peuvent faire arrêter la consommation non pas de cannabis, mais de THC, c'est précisément que cela peut provoquer des anxiétés. C'est "anxiogène", comme on dit. Cela dépend beaucoup des personnes, et du contexte dans lequel la substance est consommée.
Par exemple, la plupart des usagers de cannabis récréatif savent que lorsqu'ils vont mal parce qu'ils sont anxieux ou déprimés, la consommation de cannabis ne va pas nécessairement améliorer leur état. Il arrive même qu'elle l'aggrave, et c'est ce que les usagers appellent un "bad trip". Donc il n'y a pas de réponse simple à cette question. Le cannabis peut diminuer l'anxiété, comme il peut l'augmenter.
Staupe : Le cannabis et/ou le THC ont-ils sur le plan thérapeutique une propriété qui leur est propre par rapport à d'autres médicaments "standards", justifiant ainsi leur utilisation en propre et non celle de succédanés ?
La réponse est oui. Il y a une modalité d'action spécifique aux cannabinoïdes, aux substances psychoactives qui se trouvent dans le cannabis. Le cannabis est une substance complexe, comme la fumée de tabac. Ces substances agissent sur des récepteurs, comme des serrures, le cannabis étant une clé, récepteurs tout à fait spécifiques. Donc il y a bien un mode d'action qui est spécifique au cannabis et aux cannabinoïdes.
Marie : Le cannabis est-il efficace contre l'asthme ?
La réponse est oui, le cannabis peut-être efficace contre l'asthme, avec un facteur limitant : la fumée de cannabis est évidemment un facteur irritant pour les bronches et les poumons. Mais il y a effectivement une activité du cannabis contre l'asthme, en particulier par bronchodilatation.
isidor : Quels sont selon vous les exemples internationaux les plus intéressants quant à la médicalisation du cannabis ?
Un certain nombre d'Etats américains se sont engagés dans la voie du cannabis thérapeutique. Il y a deux grands modèles : un modèle dans lequel des médecins remettent à un patient un certificat attestant que le cannabis pourrait soit améliorer son état de santé, soit soulager un certain nombre de symptômes. Munies de ce certificat, les personnes peuvent aller dans ce que les Américains appellent un "cannabis buyer's club", un club d'acheteurs de cannabis, et avoir accès à du cannabis qu'ils vont fumer, le plus souvent. C'est le modèle par exemple qui prévaut à présent en Californie.
Il y a des modèles beaucoup plus médicalisés, comme le modèle néerlandais : il y a une instance de régulation du cannabis thérapeutique, des médecins qui prescrivent des cannabinoïdes qui se présentent sous forme de gélules, de sprays, sous toutes formes de galéniques non fumables.
Pascal : A quand une volonté européenne pour uniformiser un usage thérapeutique du cannabis ?
Quand ? Je ne peux pas répondre. Mais il est certain que ce serait heureux qu'un certain nombre de pays européens s'entendent pour avoir un cadre légal semblable. Cela veut dire au moins trois choses : on développerait les essais cliniques dans plusieurs pays européens ; on construirait une liste de maladies dans lesquelles le cannabis pourrait avoir un intérêt médical ; il y aurait une formation des médecins à la prescription des médicaments issus du cannabis. Je pense que cela se terminera probablement comme cela. Mais quand ? C'est plus compliqué à dire.
charlotte : Pour quels symptômes prescrit-on la consommation de cannabis ?
Il y a un certain nombre d'indications à peu près consensuelles. La première porte sur le fait que le cannabis soulage, et même parfois interrompt, les nausées et les vomissements provoqués par les chimiothérapies anticancéreuses. Le cannabis est un excellent antiémétique, efficace contre les nausées et les vomissements. Le cannabis a des propriétés de stimulation de l'appétit, "orexigènes". Il peut être utilisé par exemple par des personnes qui sont infectées par le VIH, pour avoir de l'appétit. Autre grande indication du cannabis : les maladies neurodégénératives. Par exemple, la sclérose en plaques. Le cannabis peut soulager les douleurs et les contractures liées à ce type de maladie. Le cannabis peut être efficace contre une maladie de l'œil qui s'appelle le glaucome, parce qu'il a la propriété de diminuer la pression intra-oculaire.
Nydyla : J'ai fait trois tentatives de suicide il y a plus de 10 ans, les médicaments me rendaient sans réaction. J'ai essayé le cannabis par hasard et j'ai arrêté ces médicaments. Cela m'a beaucoup aidée à m'en sortir et cela ne pas rendu dépendante du cannabis. J'ai arrêté sans problème contrairement aux médicaments, avec lesquels j'avais des accès de colère. Pourquoi les autorités ne testent-elles pas ce moyen sur des patients atteints de dépression ?
C'est un témoignage intéressant qui ne suffit pas à faire une indication. On a besoin d'essais cliniques très contrôlés sur un grand nombre de personnes. Mais il est vrai que quand on lit les témoignages de personnes qui affirment avoir eu recours au cannabis avec succès, alors que des médicaments qui présentent des inconvénients importants comme les antidépresseurs n'ont pas été efficaces, ou ont été peu efficaces, on se dit qu'il serait temps de quitter le champ de la polémique pour entrer dans celui de la médecine, qui est normalement plus apaisé.
bob : Est-ce que la consommation de cannabis peut entraîner une dépendance si ce n'est physique, au moins psychologique ?
La réponse est oui. Le cannabis, comme beaucoup d'autres substances, peut parfaitement entraîner une dépendance psychologique. Concernant la dépendance physique, les avis peuvent diverger, mais il y a tout de même un consensus pour considérer que la dépendance physique au cannabis est relativement faible. En tout cas, bien moins importante que celle que provoquent l'alcool ou l'héroïne, ou les benzodiazépines, qui sont très utilisés contre l'anxiété, par exemple. Et un rapport publié en 1998 qui avait fait couler beaucoup d'encre, le rapport du Professeur Roques sur la dangerosité des drogues, mettait le cannabis à une place particulière à cause de sa faible toxicité.
Ghislain : J'ai consommé du cannabis pendant plusieurs années pour son effet récréatif. Je n'en consomme plus et je pense que cet effet est nuisible. Si je venais à consommer du cannabis dans un cadre thérapeutique, serait-il possible de bénéficier des avantages du produit, sans subir... appelons ça la "défonce".
Excellente question. La réponse est actuellement non. Et je voudrais donner un exemple : il y a un très grand biologiste américain, Stephen Jay Gould, qui a été victime d'un cancer et qui a subi une chimiothérapie, qu'il supportait extrêmement mal. C'est par ailleurs quelqu'un qui ne supportait pas d'être sous l'influence d'une drogue, par exemple l'alcool ou le cannabis. Mais il a consommé du cannabis pour les effets contre les nausées et les vomissements dont je parlais tout à l'heure, et pour lui, l'effet "défonce" du cannabis était un effet secondaire gênant. Actuellement, on n'a pas les moyens de séparer les effets thérapeutiques recherchés de l'effet "défonce".
Fred : Que sait-on quantitativement des troubles du comportement, des bouffées délirantes, anxiétés et autres "désagréments" par rapport aux effets bénéfiques dont vous parlez ? Peut-on faire la part des choses, trancher ?
Ce n'est pas une question facile. Il y a beaucoup de discussions sur les liens entre consommation de cannabis et troubles mentaux. Certains médecins pensent que le cannabis peut à lui seul provoquer des troubles mentaux graves. D'autres médecins pensent plutôt que le cannabis peut révéler des troubles mentaux préexistants. Mais que le cannabis crée des troubles ou qu'il les révèle, on sait que la plupart des usagers récréatifs réguliers ont au moins une fois eu un épisode d'anxiété aiguë, voire un trouble plus grave. Chez les personnes qui ne présentent pas de pathologie mentale, le risque de voir un épisode d'anxiété aiguë apparaître est assez faible. Mais il existe.
JP : Quel est la position actuelle de la communauté scientifique concernant l'utilisation thérapeutique du cannabis (pour, contre, pas de consensus ou besoin d'études complémentaires) ?
Il n'y a pas de consensus. Et la raison, me semble-t-il, en est que la question du cannabis thérapeutique reste une question très polémique. Entre ceux qui sont scandalisés qu'on ne puisse pas avoir accès à un médicament aussi efficace, et ceux qui sont persuadés que le cannabis thérapeutique est le faux nez du cannabis récréatif, il ne peut pas y avoir de consensus. Le fossé est trop large. Et pourtant, si l'on veut que le cannabis thérapeutique occupe sa place, rien que sa place mais toute sa place, dans l'arsenal thérapeutique, il faudra bien qu'on aboutisse à un consensus.
Il faut savoir qu'en médecine, qui est une activité qui se situe entre science et art, les consensus changent. Pas tous, peut-être, mais beaucoup. Par exemple il y a encore quelques années, les médecins français étaient très réticents à prescrire de la morphine dans les douleurs intenses. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Donc les consensus changent, et on a tout intérêt à ce que la question des propriétés ou des utilisations thérapeutiques du cannabis soit posée de manière un peu moins passionnelle et un peu plus sereine.