Face aux difficultés d’obtenir des médicaments à base de THC, les malades se tournent vers le marché noir. Rencontre avec le «pharmacien du cannabis» à Langnau, dans l’Emmental
Une fiole contenant un gramme de THC coûte 1700 francs. (Eddy Mottaz)
Pour Emilie*, 53 ans, ex-toxicomane séropositive, le cannabis est une béquille. Alors quand en juin, le Conseil national acceptait la motion de la députée vert’libérale saint-galloise Margrit Kessler, exhortant le gouvernement à faciliter l’accès au THC thérapeutique, elle s’est mise à espérer le début d’un changement.
Depuis la révision de la Loi sur les stupéfiants (LStup) en 2011, les patients atteints de pathologies sévères, telles que cancer ou Parkinson, peuvent obtenir une autorisation exceptionnelle pour un médicament contenant du tétrahydrocannabinol (THC), composant psychoactif de la plante. Mais, remarque la motion, ceux qui trouvent dans le chanvre un remède sont tentés d’opter pour la voie illégale, plutôt que de passer par des procédures administratives et payer au prix fort des substances souvent pas remboursées.
C’est le cas d’Emilie. Elle a subi des traitements lourds ces vingt dernières années, entre une cure de désintoxication à la méthadone et une trithérapie. Il y a un an, on lui a diagnostiqué un cancer des poumons. Se succèdent alors chimiothérapies, radiothérapies, morphine, anti-douleurs, antibiotiques. Le cannabis l’aide à «tenir le coup psychiquement». Pour éviter les effets nocifs de la combustion, elle a remplacé les joints par un inhalateur de vapeur. «L’herbe me rend l’appétit et calme les nausées dues à la chimiothérapie». Il lui permet aussi de réduire les doses des médicaments antidouleurs aux puissants effets secondaires.
Chaque semaine, Emilie défie la loi pour se procurer les fleurs qui l’aident à dompter ses maux. A Genève, dans un lieu qu’elle préfère tenir secret, ils sont plusieurs dizaines, réunis en association, à se retrouver les jeudis pour partager quelque 500 grammes d’herbe provenant de plantes disséminées dans leur réseau.
Chaque membre peut emporter jusqu’à 20 grammes, vendu 10 francs le gramme. Ils sont tétraplégiques, séropositifs, atteints de sclérose en plaque, d’hépatite, de cancers ou d’épilepsie, tous passés par des traitements lourds. «On leur évite de devoir se fournir dans la rue», dit Emilie. Une règle intangible vaut pour les 80 adhérents de l’association: pour en faire partie, il faut présenter un certificat médical. Emilie montre le sien, signé par un médecin genevois. Le document précise qu’elle «prend du cannabis pour supporter les traitements, maintenir son appétit et surtout contrôler les douleurs».
La députée au Grand conseil genevois Salika Wenger milite pour que cette association soit reconnue d’intérêt public. Elle aussi a utilisé du cannabis durant plusieurs mois, pour soulager des nausées dues à une thérapie. «Je prenais 27 pilules par jour, je ne pouvais pas en avaler une de plus», se souvient-elle.
Brandir un certificat médical ne constitue pas un rempart contre la police pour ceux qui naviguent en zone grise. Le mois dernier, quatre membres de l’association étaient jugés et condamnés à des jours-amendes pour avoir cultivé, vendu et donné du chanvre à des tiers. Depuis, le local où ils entretenaient des «plantes mères», destinées à produire des plantons distribués aux malades de l’association, a été détruit. Se procurer de l’herbe est devenu plus difficile, mais pas assez pour qu’ils renoncent à leurs échanges prohibés.
«Les politiciens savent qu’on existe. Les médecins nous envoient des patients», souligne Raphaël*, un autre membre. Dans son appartement à Genève, 65 plantes ont déjà remplacé celles qu’ont saisies les policiers. De quoi produire deux kilos d’herbe d’ici la fin de l’été. Une partie est destinée à sa propre consommation, l’autre ira à l’association. Ce peintre en bâtiment indépendant a traversé plusieurs zones de turbulence: dettes, faillite, burn-out. On lui a diagnostiqué une dépression chronique. «Fumer deux ou trois joints tous les soirs m’aide à dormir et m’évite de prendre des antidépresseurs». S’il devait se fournir dans la rue, il en aurait pour 10 000 à 15 000 francs par an, estime-t-il, soit un quart de son salaire. En cultivant lui-même, les coûts de sa consommation s’élèvent à 2000-3000 annuels.
La doctoresse Barbara Broers, médecin, responsable de l’unité des dépendances aux HUG, a parmi ses patients quelques membres de l’association, dont elle atteste par certificat qu’ils consomment du cannabis pour des raisons médicales. «Je ne recommande jamais à un patient de fumer de l’herbe. Mais je rencontre des malades chez qui les traitements classiques ne fonctionnent pas et qui découvrent que le cannabis les soulage».
Barbara Broers plaide, aux côtés d’autres médecins, pharmaciens ou scientifiques réunis au sein de la Swiss Task Force for Cannabinoids in Medicine (STCM), pour que l’usage médical du cannabis soit facilité. «Nous nageons en plein paradoxe: je peux prescrire de la morphine ou des benzodiazépines, mais pas du cannabis, alors qu’il possède moins d’effets secondaires». Pas question en revanche de militer pour la légalisation du cannabis: «c’est un autre débat».
La révision de la Lstup entrée en vigueur en 2011, ouvrant la voie au cannabis thérapeutique, avait suscité l’engouement de malades et d’une poignée de scientifiques. Un seul médicament a été homologué depuis par Swissmedic, en novembre 2013: le Sativex, un spray bucal contenant du THC, prescrit aux patients souffrant de spasmes liés à la sclérose en plaque. Les coûts du traitement s’élèvent à 645 francs par mois, remboursés à bien plaire par les caisses d’assurance.
Pour toute autre indication, un individu souhaitant recourir au cannabis médical doit réclamer, au travers de son médecin, une autorisation exceptionnelle auprès de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).
Depuis le 1er juillet 2011, ils sont 1800 à avoir bénéficié de cette exception, valable six mois, renouvelables. Mais ils sont toujours plus à la réclamer. L’OFSP a octroyé 350 autorisations en 2012, 740 en 2013 et plus de 1000 en 2014. Actuellement, elle en délivre 30 par semaine. Cette inflation de la demande a poussé l’Office à commander une synthèse de 79 essais cliniques sur les effets du cannabis, dont les conclusions publiées le 23 juin relèvent qu’il «renferme un potentiel thérapeutique prometteur».
Des barrières subsistent face à une plante qui n’a pas perdu sa réputation sulfureuse. «Les médecins ne sont souvent pas prêts à reconnaître les vertus du cannabis. Pour eux, cela reste une drogue. Ou alors ils sont rebutés par les lourdeurs administratives des demandes d’autorisations», souligne Claude Vaney, médecin de la clinique bernoise de Montana.
Le THC ne suscite pas non plus l’enthousiasme de l’industrie pharmaceutique. Il reste un produit de niche, comme pour le chimiste Markus Lüdi, qui fabrique dans l’Emmental bernois des teintures au THC: «Seul un tiers des patients réagissent très favorablement. Mais à ces personnes, le cannabis offre une nouvelle vie».
*Prénoms d’emprunt
Par Céline Zünd
Source: letemps.ch
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