Le débat s’est invité dans la campagne électorale. Faut-il continuer à punir la consommation de cannabis ? Une psychiatre marseillaise explique pourquoi, selon elle, il faut changer la loi.
« L’an dernier, 34 meurtres liés au trafic de drogues, et des quartiers gangrenés par le crime organisé, des gangs qui brassent des sommes considérables »…
Des manifestants réclament la légalisation du cannabis, le 10 mai 2014, au Vieux-Port de Marseille. | AFP
Basta ! Le 8 janvier, 150 Marseillais ont signé un « Appel pour l’ouverture d’un débat sur la légalisation du cannabis ». Parmi les signataires : 43 soignants (infirmières, médecins, psychiatres, personnels qui interviennent dans les prisons…), 13 enseignants, 6 élus (dont les députés socialistes Marie-Arlette Carlotti et Patrick Mennucci), 6 avocats et magistrats, et des artistes, des chefs d’entreprise, des éducateurs et même deux policières.
Béatrice Stambul est psychiatre et présidente d’un CSAPA (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) à Marseille. Elle a coordonné cet appel du 8 janvier. Interview.
Béatrice Stambul, psychiatre, le 8 janvier, un «Appel pour l’ouverture d’un débat sur la légalisation du cannabis». | DR
Pourquoi avez-vous lancé cet Appel début janvier ?
En cette période électorale, on souhaite que le débat sur la légalisation du cannabis soit ouvert. Des candidats se sont exprimés : certains y sont favorables. (N.D.L.R. : Et le 16 janvier, une dizaine de députés, pour la plupart écologistes, ont déposé une proposition de loi pour « encadrer la consommation du cannabis, et réduire les risques qui sont associés à son trafic »). D’autres candidats ne veulent pas en entendre parler. Mais il faut être lucides : les politiques menées jusqu’à présent ne marchent pas.
Pourquoi, selon vous, ont-elles échoué ?
La loi qui s’applique à la consommation de cannabis est prohibitionniste, répressive et punitive. Résultat : la France est le pays européen qui compte le plus grand nombre de consommateurs ! Toutes ces sanctions n’ont découragé ni les amateurs ni les trafiquants, au contraire. (N.D.L.R. Mercredi 18 janvier, en Tunisie, Faten Kallel, secrétaire d’État à la Jeunesse, déclarait : « La répression n’est pas du tout efficace. Je suis totalement contre l’emprisonnement pour les gens qui fument un joint »).
Que proposez-vous ?
Il faut dépénaliser l’usage du cannabis (N.D.L.R. considéré comme un délit depuis 1970, et passible d’un an de prison et/ou d’une amende de 3 750 €). Mais la dépénalisation, en vigueur par exemple au Portugal depuis 2000, ne suffit pas. Les signataires de l’Appel préconisent une légalisation régulée de la production, de la vente et de la consommation de cannabis.
Comme cela se pratique pour l’alcool et le tabac ?
Oui. Et ces drogues, licites, sont autrement plus dangereuses que le cannabis. Le tabac et l’alcool tuent environ 100 000 personnes par an en France.
Concrètement, où le cannabis légalisé serait-il disponible en vente libre ?
C’est de cela, précisément, qu’il faut débattre collectivement. Qu’est-ce qui se fait ailleurs ? L’Uruguay est, à ce jour, le seul pays où le cannabis est monopole d’État. Aux États-Unis, où 25 États autorisent le cannabis thérapeutique et 5 États le cannabis récréatif, c’est le privé, et le commerce et la publicité qui sont à la manœuvre.
En France, ce pourrait être un monopole ou un mix public-privé, comme pour la Française des jeux. L’essentiel, c’est que l’argent n’enrichisse plus les dealers mais que l’État le récupère, via les taxes.
Y aurait-il des interdits ?
Bien sûr. Légaliser, c’est poser un cadre. Il serait évidemment interdit de vendre du cannabis aux jeunes, aux mineurs. Mais bien des aspects doivent être débattus. Où sera vendu le cannabis ? Dans des coffee shops comme aux Pays-Bas ou ailleurs ? Fumer un joint sera-t-il autorisé dans un lieu public, dans la rue, ou proscrit comme chez les Américains ? Il faut discuter, trouver les solutions adaptées.
Quels bénéfices escomptez-vous d’une légalisation ?
La prohibition est l’alliée objective du trafic. Donc, parmi les effets positifs : la fin des réseaux mafieux qui jouent sur l’interdit et la clandestinité. Autre effet : la réduction des risques, y compris sanitaires. Aujourd’hui, les dealers vendent des produits frelatés, coupés avec on ne sait quoi.
Dans le domaine de la sécurité, la police pourra se consacrer à des tâches plus importantes que la traque aux consommateurs de rue : à Marseille, en 2015, 20 % de l’activité policière, soit 9 095 procédures, concernaient le cannabis !
L’argent récupéré, via les taxations, à quoi servirait-il ?
À financer des actions de prévention auprès des jeunes, mieux ciblées, plus cohérentes. L’utopie de « la guerre contre la drogue » a échoué. Donc, il s’agit de distinguer le malade, accro, du gars qui fume un joint quand d’autres s’offrent un verre, de temps en temps.
Mais oui, il faut alerter les très jeunes des dangers de la dépendance, et parler aux adolescents le langage qu’ils comprennent, dans les lieux qu’ils fréquentent (quartiers, écoles, centres de loisirs…). Et, surtout, ne pas tout mélanger. Ce n’est pas parce qu’on consomme du cannabis qu’on « tombera » ensuite dans l’héroïne ou la cocaïne ! L’addiction dépend de raisons psychologiques, environnementales et biologiques aussi. C’est tout cela qu’il faut aborder et prendre en compte.
La légalisation sauverait Marseille, et d’autres villes, du « désastre », comme vous dîtes ?
Oui, notamment si l’argent qui rentrera dans les caisses publiques sert à deux choses. À la prévention, et à la politique de la Ville pour aider les quartiers relégués. Il faut d’urgence proposer aux jeunes un autre avenir que guetteur à 12 ans, dealer à 15 ans et détenu à 18 ans…
Propos recueillis par Colette David
Source: ouest-france.fr