13,4 millions de Français ont déjà consommé du cannabis au cours de leur vie.
L'Association française pour la réduction des risques liés à l'usage des drogues lance ce mercredi une campagne pour montrer que la répression contre les stupéfiants touche de façon disproportionnée les minorités ethniques.
La lutte contre les drogues, une «guerre raciale» ?
13,4 millions de Français ont déjà consommé du cannabis au cours de leur vie.
(Photo Jeff Pachoud. AFP)
DÉCRYPTAGE
L'Association française pour la réduction des risques liés à l'usage des drogues lance ce mercredi une campagne pour montrer que la répression contre les stupéfiants touche de façon disproportionnée les minorités ethniques.
La lutte contre les drogues, une «guerre raciale» ?
A l’image, on voit l’un après l’autre deux hommes se faire contrôler par la police. Chacun a un joint sur lui. Mais seul l’un des deux est embarqué, sans ménagement, par les forces de l’ordre. Il est noir. L'autre est blanc et peut repartir tranquillement. Cette scène, fictionnelle, compose le clip d’une campagne (1), «Guerre aux drogues, guerre raciale», menée conjointement par l’Association française pour la réduction des risques liés à l’usage des drogues (AFR), le Conseil représentatif des associations noires (Cran), et le think tank République & Diversité. Pourquoi la police embarque-t-elle seulement l’homme noir ? Parce que le contrôle «part en sucette. Comme beaucoup de jeunes noirs et arabes, il en a marre d’être interpellé. Ça génère un ras-le-bol et forcément ça dérape», explique Olivier Maguet responsable plaidoyer AFR et par ailleurs administrateur de Médecins du monde.
https://www.dailymotion.com/video/x2mq1cn_clip-de-campagne-guerre-aux-drogues-guerre-raciale_tv
Pour la première fois en France, des associations proposent d’étudier la question de la lutte contre les drogues à travers le prisme «racial». «Parler de race, c’est peut-être choquant par rapport à notre univers républicain, mais la réalité c’est que la lutte contre les drogues touche de façon disproportionnée les minorités ethniques», note Olivier Maguet. L’AFR lance donc un appel à témoignages pour toutes les personnes qui s’estiment trop interpellées «au prétexte d’une infraction à la loi sur les stupéfiants». L’association ne peut en effet pas se baser sur des statistiques ethniques, interdites en France, contrairement à d’autres pays comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, où associations et citoyens peuvent baser leur réflexion sur ces données.
Des chercheurs français se sont néanmoins penchés sur la question. Selon une enquête menée en 2009 à Paris par l’ONG Open Society Justice Initiative et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les personnes perçues comme «noires» et «arabes» sont contrôlées respectivement six et huit fois plus que celles perçues comme «blanches». C’est aussi ce que constate Maxime Cessieux, du Syndicat des avocats de France. Cet avocat pénaliste dans les Hauts-de-Seine raconte à Libération défendre beaucoup de jeunes d’origine étrangère arrêtés pour outrage à agent (une infraction régulièrement poursuivie, confirme le Syndicat de la magistrature) après un simple contrôle d’identité vécu par eux comme un «acte intrusif et humiliant parce que répétitif».«Cela peut se terminer en convocation au tribunal ou en comparution immédiate.
Dans ce cas, ils ont un casier judiciaire, donc ils sont ensuite plus surveillés par la police et plus facilement condamnables. Ça devient un cercle vicieux», déplore l’avocat. Mince espoir de voir les choses évoluer, le récépissé délivré lors des contrôles d’identité, un engagement de campagne de François Hollande, a été enterré quelques mois après l’élection de 2012. Pourtant, dans les pays où il est expérimenté, des études ont prouvé qu’il permettait à la fois de réduire la pression sur les jeunes hommes d’origine étrangère et aux policiers de s’interroger sur leur pratique professionnelle.
La faute à la politique du chiffre ?
Ajoutez une politique du chiffre qui incite à multiplier les contrôles de police, et la situation devient vite oppressante. «Ce n’est pas la police qui est raciste. Je n’accuse pas le simple flic qui fait son boulot mais les gouvernements, de droite comme de gauche, d’avoir obligé les flics à appliquer cette politique du chiffre, explique Olivier Maguet. L’interpellation des sans-papiers, les infractions au code de la route et les stupéfiants sont en France les trois infractions qui permettent d’interpeller sans enquête préalable. La police se concentre donc dessus parce que cela augmente les statistiques et les primes de fin d’année.» «On ne trouve que ce qu’on cherche», approuve Slim ben Achour.
Cet avocat spécialiste des discriminations raciales avance : «Les policiers cherchent des Arabes et des Noirs à contrôler. A force, ils finissent forcément par trouver quelques infractions, comme celles liées aux drogues. Il y a une chasse ethnique dans la chasse aux drogues.» «La guerre aux drogues est aussi utilisée à des fins de contrôle des minorités ethniques dans les quartiers», abonde l’AFR.
La guerre contre la drogue serait davantage une guerre contre les pauvres qu’une guerre «raciale», nuance une magistrate spécialiste de ces questions, qui a préféré s’exprimer anonymement : «C’est vrai qu’on interpelle toujours dans les mêmes endroits. La police arrête des jeunes de milieux défavorisés dans leurs quartiers et, parmi eux, on compte plus de Noirs et d’Arabes. En France, la discrimination est davantage liée à la pauvreté et au lieu de vie qu’à la couleur de peau en elle-même. On a le sentiment d’un système inégalitaire mais il est la reproduction d’une société inégalitaire.»
Autre dimension, celle du territoire. «La loi donne la possibilité au procureur d’autoriser des contrôles d’identité sans critère objectif, sur une période et un lieu donnés, relève Laurence Blisson, juge d’application des peines et secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Dans certains lieux, c’est tout le temps. Cela peut induire des biais.» Sur les 4-5 millions de consommateurs de cannabis en France, nombreux sont ceux qui ne rencontrent jamais la justice. Les interventions policières pour usage de stupéfiants sont plus rares dans les quartiers bourgeois, dans les classes favorisées, souvent blanches, relève la magistrate : «La dimension sociale intervient. Il faudrait voir s’il y a des effets combinés entre "race", classe, lieux d’habitation…»
Quelles conclusions tirer de l’exemple américain ?
«Les produits sont aussi un indicateur, relève de son côté Olivier Poulain Péron, membre de l’Observatoire géopolitique des criminalités. C’est l’un des arguments-clés du débat américain : c’est bien parce qu’un détenteur d’une faible dose de crack encourait bien plus qu’un détenteur de cocaïne [qu’on a pu constater cette] ségrégation raciale, sociale, culturelle et territoriale.»
Ainsi, si les Noirs et les pauvres risquent plus de se retrouver derrière les barreaux, c’est essentiellement parce qu’ils consomment une drogue peu chère et qu’ils n’ont pas nécessairement le loisir de se cacher derrière les portes de leur appartement. En France aussi, ajoute-t-il, l’usage d’héroïne dans les quartiers, à partir des années 80, a généré «des silences, des exclusions, des violences, qui ont aussi une réalité fondée sur les produits et non sur une origine ou un faciès». Mais bien à voir avec le facteur socio-économique. Laurence Blisson relève en outre qu’un consommateur de crack est généralement plus précaire qu’un consommateur de cocaïne et «est plus susceptible de commettre des infractions de très faible gravité, comme des vols, mais qui constituent un parcours judiciaire», lequel augmente le risque d’une incarcération ultérieure.
Cette question du rapport entre guerre contre la drogue et guerre raciale n’est plus taboue aux Etats-Unis, qui disposent de statistiques ethniques, permettant notamment l’évaluation des politiques publiques et de l’action des forces de police et de la justice. En février, un rapport sur l’action de la police à Ferguson, dans le Missouri, où des émeutes avaient éclaté après le meurtre d’un adolescent noir non armé par un policier blanc, a montré que les populations afro-américaines étaient largement ciblées par les actions de police, sans aucune mesure par rapport au taux de criminalité dans ces mêmes populations. Sur la question de la drogue en particulier, de nombreuses études et ouvrages donnent à penser que la guerre contre la drogue est bien une guerre raciale.
Un article du New York Times, publié en juillet, The Injustice of Marijuana Arrests, explique ainsi que si le taux d’usage d’herbe est similaire chez les Blancs et les Noirs (30 millions de consommateurs dans le pays), les Noirs sont 3,7 fois plus susceptibles d’être arrêtés (2). Seul l’Etat de Hawaï fait exception à la règle. Le pire Etat est l’Iowa, où les Noirs ont 8,3 fois plus de risques d’être arrêtés (et jusqu’à 30 fois plus dans l’un des comtés), suivi par l’Etat de Washington (8 fois) et le Minnesota (7,8).
En Alaska, où les discriminations à cet égard sont les plus faibles, il y a quand même 1,6 fois plus de risques pour un Noir d’être arrêté. Dans un article publié sur Internet, Robert Perry, le directeur des affaires légales de la New York Civil Liberties Union, une organisation de défense des droits civiques, ne dit pas autre chose : à New York, les évaluations de la pratique du stop and frisk («interpellation et fouille»), soit des contrôles de routine réalisés théoriquement lorsqu’une personne peut être «raisonnablement» considérée comme suspecte, montrent qu’en 2006, 55% de ces contrôles concernaient des Noirs, 30% des Hispaniques et 11% des Blancs. Sur l’ensemble des contrôles, 90% des personnes ne faisaient rien d’illégal. Et entre 1976 et 2006, 55% des arrestations pour possession de marijuana concernaient des Noirs, contre 14% de Blancs.
Comment les choix procéduraux affectent-ils les prévenus ?
Après le commissariat, c’est au tribunal qu’atterrissent les dossiers de stupéfiants, qu’il s’agisse d’usage simple ou de vente. «Il y a plus de Noirs et d’Arabes dans les dossiers de stups, affirme l’avocat Maxime Cessieux.
Que vous participiez de près ou de loin au trafic de stupéfiants, les peines encourues sont très lourdes. On a l’impression que la drogue est le fléau numéro 1 en France.» Un revendeur d’une barrette de shit encourt par exemple une peine plus lourde (jusqu’à dix ans de prison) qu’un homme qui a donné un coup de poing à sa femme (jusqu’à trois ans d’incarcération).
La question du mode de comparution, immédiate ou non, est également centrale, une défense se préparant moins bien dans l’empressement. La stabilité sociale, le logement sont pris en compte dans la décision du procureur d’opter pour une comparution immédiate ou non, tout comme le parcours judiciaire du prévenu. «Les choix procéduraux peuvent induire plus ou moins d’inégalité. Une personne qui passe en comparution immédiate a nettement plus de chances d’être incarcérée, estime Laurence Blisson, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Et les juges considèrent qu’il ne faut pas mettre en péril l’emploi d’une personne insérée socialement.»
Les personnes de nationalité étrangère seraient ainsi plus facilement envoyées en comparution immédiate «par peur qu’elles ne se présentent pas au tribunal», selon l’avocat Slim ben Achour. Une enquête menée par Virginie Gautron et Jean-Noël Retière dans cinq juridictions du Grand Ouest confirme cette impression : «A infraction et antécédent équivalents, les personnes nées à l’étranger sont davantage envoyées en comparution immédiate, qui, elle, multiplie par huit le risque d’emprisonnement ferme. Elles sont aussi cinq fois plus souvent envoyées en détention provisoire.»
S’il est, toujours en raison de l’absence de données «ethniques», impossible d’affirmer que les Noirs et les Arabes sont davantage condamnés que les Blancs pour des faits et à profils équivalents, la Ligue des droits de l’homme et le sociologue Laurent Mucchielli ont dressé, après une enquête menée pendant neuf mois au tribunal de grande instance (TGI) de Nice, le constat suivant : «A toutes choses égales, les étrangers ont deux fois plus de chances d’être condamnés à une peine de prison ferme que les auteurs de nationalité française ou ressortissants de pays d’Europe de l’Ouest et les auteurs ayant des antécédents judiciaires ont trois fois plus de chances d’être condamnés à une peine de prison ferme.»
Certaines populations sont-elles surreprésentées en prison ?
Et après ? Quelles peines pour quels profils ? Sans statistique ethnique, l’AFR s’appuie sur les conclusions de deux enquêtes effectuées par des sociologues. La première, menée dans une maison d’arrêt de la banlieue parisienne entre 2009 et 2013, montrait que les hommes noirs représentent les deux tiers de l’ensemble des détenus et même plus de trois quarts des moins de 30 ans. Et la deuxième étude menée en 2007, à partir des dossiers traités par le parquet chargé de la délinquance des mineurs de Versailles, montrait que l’usage ou la revente de stupéfiants représente une entrée en prison sur sept. Neuf fois sur dix, il s’agit de cannabis.
Aux Etats-Unis, les chiffres parlent d’eux-mêmes : les Noirs risquent dix fois plus que les Blancs d’atterrir en prison pour une affaire de possession de drogue, selon une étude d’Human Rights Watch (3). En conséquence, si 25,4% des Blancs emprisonnés l’étaient pour des affaires de stupéfiants en 2003 dans tous les Etats-Unis, la proportion s’élève à 38,2% pour les Noirs. Et le taux de prisonniers noirs entrés en prison pour une affaire de drogue a aussi augmenté plus vite que les Blancs, note le rapport : il a quintuplé entre 1986 et 2003 alors qu’il a à peine triplé pour les Blancs. Preuve que la politique générale se veut plus répressive, et qu’elle cible plus particulièrement les Noirs. Ce n’est pas pour rien qu’un ouvrage reconnu en la matière s’est doté d’un titre fort symbolique, The New Jim Crow : Mass incarceration in the age of colorblindness, les lois dites Jim Crow, nommées en référence à un personnage de fiction, désignant les lois de ségrégation raciale et de privation des Noirs de leurs droits civiques.
«La lutte contre les drogues contribue à entretenir la relégation d’une partie de la jeunesse française, insiste l’AFR. Si Manuel Valls veut vraiment s’attaquer à l’apartheid social, il faut d’abord qu’il démonte l’arsenal juridique qui permet de nourrir cette relégation. On ne peut pas avoir un discours de cohésion sociale et fermer les yeux en même temps.»
Source: liberation.fr
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