Plus de quarante ans après la promulgation de la loi qui interdit l’usage de stupéfiants, ni la consommation, ni le trafic n’ont diminué. La répression a eu en revanche de nombreux effets pervers – parmi lesquels la discrimination d’une partie de la population.
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En France comme ailleurs, la guerre à la drogue n’a pas eu l’effet escompté : malgré une des législations les plus répressives de l’Union européenne, les Français restent les plus gros consommateurs de cannabis et d’opiacés. D’après l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), les consommations de cannabis, de cocaïne et de MDMA ont même augmenté significativement entre 2000 et 2014… Et le nombre d’infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) été multiplié par plus de 50 depuis décembre 1970 (1), date à laquelle l’usage a été prohibé.
En rendant l’usage de drogue passible d’un an de prison et 3750 euros d’amende, la loi de 1970 visait d’abord à endiguer le trafic (puni lui de cinq à trente ans selon son ampleur). Plus de quarante ans après, les effets pervers de cette stratégie se font ressentir dans les tribunaux : on y condamne deux fois plus pour usage simple que pour transport ou détention – et en grande partie pour des usages dits « récréatifs ».
Autrement dit, non seulement les gens n’ont pas arrêté de consommer ou de revendre de la drogue, mais ce sont les usagers qui se sont retrouvés en premier dans les mailles du filet pénal. Un phénomène particulièrement visible dans les tribunaux correctionnels, où s’accumulent les contentieux liés aux ILS (2) ; et où, entre 2002 et 2013, la part de l’usage parmi les condamnations pour ILS a triplé (3).
La machine s’est emballée au début des années 2000, avec la politique de « tolérance zéro » annoncée par le ministère de l’Intérieur de Nicolas Sarkozy. Une stratégie qui pose question au regard de ses résultats : « La charge sur les services judiciaires est de plus en plus forte, les réponses pénales de plus en plus systématiques…
Mais le taux de réitération et récidive reste assez élevé », résume la sociologue Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’OFDT (4). « Et si le but, c’est d’éviter que les gens consomment des substances qui sont mauvaises pour eux et la collectivité, on voit bien qu’on n’a pas réussi à être efficace avec cette politique » appuie Katia Dubreuil, secrétaire nationale du Syndicat de la Magistrature (SM).
Un flou juridique entre les infractions
Une politique qui aboutit à incarcérer beaucoup de monde. 25,7 % des condamnations pour ILS entraînent des peines de prison ferme (5). Et si les condamnations à de la prison pour usage simple – l’infraction la plus représentée (6) – restent rares (3390 en 2015), elles ne sont pas pour autant représentatives du nombre d’usagers incarcérés.
D’abord à cause du flou juridique entre certaines infractions : certains usagers sont considérés comme ayant fait du « transport » ou de la « détention » de produits et condamnés pour ces motifs (voir infographie). « J’ai vu des personnes avec dix ans ou quinze ans de dépendance qui avaient fait plusieurs passages en prison. Ils font du petit deal pour leur consommation mais ils sont sanctionnés en tant que dealer », raconte une ancienne avocate. Puisque la loi ne fixe aucune notion de quantité, la distinction entre usage et trafic est en effet problématique. Dans les faits, elle dépend de l’appréciation de la police, puis de la justice.
« Le trafic est une notion complexe, qui regroupe tout un ensemble d’actes très hétérogènes, considérés selon les cas comme des crimes (fabrication et production de stupéfiants) ou des délits (cession ou offre de stupéfiants) » remarque Ivana Obradovic. « Il y a sans doute une clarification à faire, puisque actuellement on ne sait pas en pratique quel critère fait que l’infraction relève plutôt de l’usage ou de la détention – en tous cas du point de vue des policiers ». En pratique, l’absence de clarification des critères se traduit par des différences locales des politiques pénales. « Des barèmes peuvent être fixés par le procureur. Par exemple, en deçà d’une certaine quantité de cannabis, on considère que c’est un simple usage et que ce n’est pas la peine de poursuivre » détaille Katia Dubreuil.
La croissance du nombre de condamnations est aussi due à la multiplication des réponses pénales. Que ce soit dans le cadre d’alternatives aux poursuites (un quart des affaires traitées en 2014) ou au stade du jugement, l’éventail des mesures possibles n’a cessé de s’élargir depuis trente ans. Or ces mesures laissent souvent une trace dans le casier judiciaire. Un effet crescendo qui peut mener jusqu’en détention. « Quand des personnes ont déjà été interpellées plusieurs fois, qu’on voit plusieurs condamnations au casier… le juge peut finir par prononcer les courtes peines de prison encourues, avec du sursis ou parfois ferme (en général un à deux mois).
D’autant plus si la personne est absente à l’audience, si elle est désinsérée » explique Katia Dubreuil. « Aujourd’hui, on a des gens poursuivis pour des transports de stupéfiants sur des quantités pas extraordinaires : 45, 50, 100 gr… », confirme Maxime Cessieux, avocat pénaliste membre du Syndicat des Avocats de France. « Après un rappel à la loi, un deuxième, puis une convocation pour une injonction de soins… vous êtes déjà dans les fiches policières. Avant la prison, il y a une criminalisation du comportement ».
Des discriminations en amont de la chaîne pénale : le rôle de la police
Autre constat : la guerre à la drogue ne se fait pas n’importe où et à n’importe qui. D’abord parce qu’en amont de la chaîne pénale, la police et la gendarmerie « trient » les infracteurs lors des interpellations – un phénomène de sélection particulièrement marqué pour les ILS. La « tolérance zéro » et la « politique du chiffre » ont entraîné la concentration l’activité policière sur les usages plutôt que sur les affaires de trafic, plus compliquées. « Les interpellés pour usage simple constituent une part majoritaire et croissante de l’ensemble des personnes interpellées pour ILS (entre 70 % et près de 85 % annuellement) (7) », souligne l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Un choix stratégique : les faits d’usage sont considérés comme élucidés lorsqu’ils sont constatés ; or les infractions d’usages sont plus « visibles » dans l’espace public, donc plus rapides à interpeller. « Les personnes sous main de justice sont plus souvent des usagers de cannabis occasionnels mais fortement visibles dans l’espace public, qui par exemple fument dans la rue, en groupe et dans un contexte festif », constate l’OFDT en 2015 (8).
Difficile par ailleurs de nier un autre phénomène : la surreprésentation parmi les personnes interpellées et condamnées de jeunes hommes habitant dans des quartiers populaires. « Pour le dire rapidement, ce sont les Noirs et les Arabes qui sont visés en premier lieu. J’aime à croire que la police française n’est pas raciste, qu’elle répond seulement aux objectifs qu’on lui fixe, lance l’économiste Christian Ben Lakdar (9).
Ce qui est sûr, c’est que les policiers sont des êtres rationnels qui veulent leurs primes de fin d’année. Alors ils vont là où ils savent qu’ils vont pouvoir interpeller. La conséquence, c’est que ce sont toujours les mêmes qui sont poursuivis, parfois mis en prison pour détention ou usage ». Si les classes populaires sont plus poursuivies et condamnées pour les ILS, les niveaux de consommations de stupéfiants sont pourtant similaires, voire légèrement plus élevés, dans les classes moyennes. Qui peuvent en revanche consommer plus souvent dans l’espace privé. Dans son dernier essai, le sociologue Didier Fassin (10) dénonce les effets de cette discrimination : « Les patrouilles ont lieu dans les cités plutôt qu’aux abords des universités. Les contrôles et les fouilles visent les jeunes qui vivent dans les premières plutôt que ceux qui étudient dans les secondes. […]
Dans la mesure où, de plus, les arrestations se font le plus souvent en flagrant délit, elles donnent presque toujours lieu, s’il y a poursuite, à un traitement en temps réel » (11). Conséquences de cette activité policière ciblée : l’augmentation de la violence dans certaines zones et les déplacements perpétuels des trafiquants. « Pris en otages entre la police et les trafiquants [les habitants des quartiers populaires] sont les premières victimes [de la guerre à la drogue] » remarquent la sociologue Anne Coppel et le journaliste Olivier Doubre (12).
Aux États-Unis, le caractère racial de la guerre à la drogue ne fait plus tellement débat. En France, de plus en plus de professionnels de la justice et de citoyens tirent la sonnette d’alarme sur ce traitement différencié : « Il est important de mesurer la responsabilité des pouvoirs publics, car l’engrenage commence là, au moment du contrôle. À partir du moment où vous allez contrôler avant tout les Maghrébins, les Noirs, dans les quartiers populaires et pas devant les lycées parisiens, vous êtes dans la discrimination et vous produisez le caractère racial de la répression », souligne Maxime Cessieux.
Des paramètres matériels qui influencent le juge
Une dynamique qui s’accentue aux maillons suivants de la chaîne pénale. « On nous ramène toujours les petits et pas les gros, parce que c’est plus facile de taper sur les pauvres gens. Nous, on agit en fonction de ce qu’on nous amène. Et ce qu’on nous amène est profondément discriminé », résume Cécile Dangles, magistrate et présidente de l’ANJAP (13). Dans ce « parcours de discrimination », le type de procédure va peser sur le traitement du contentieux. Or, la majorité des ILS sont orientées vers des comparutions immédiates, particulièrement pourvoyeuses d’incarcération : elles entraînent une peine d’emprisonnement ferme pour 70 % des affaires jugées (14).
Certes, comme pour toutes les infractions, ce sont d’abord les « marqueurs pénaux » (gravité des faits, passé judiciaire de l’auteur) qui vont influencer la décision des juges. Mais l’absence des prévenus à l’audience, ou la crainte de leur absence, augmente la probabilité de peines d’emprisonnement ferme, notent les sociologues Virginie Gautron et Jean-Noël Rêtière (15). La machine judiciaire est donc souvent plus rude avec les personnes très précaires (qui ne disposent pas d’un logement ou d’un emploi) – ce qui est souvent le cas des usagers ou petits trafiquants poursuivis. « [On] auto-alimente un système d’exclusion qui consiste à fragiliser des personnes déjà précaires », résume Maxime Cessieux.
Plus surprenant : la décision des juges est aussi souvent conditionnée par des paramètres matériels. Notamment par la disponibilité, dans une juridiction, de structures spécialisées pour les alternatives aux poursuites. La pénurie des médecins-relais, impliqués dans les injonctions thérapeutiques, limite par exemple le recours à cette mesure.
Une approche punitive inefficace et obsolète
En France, le cadre de la loi de 1970 et le manque de courage politique restent les principaux obstacles à un changement progressiste. Mais depuis quelques mois, le tabou sur la dépénalisation de l’usage du cannabis semble sur le point de tomber.
La proposition a même été portée par Emmanuel Macron lors de la campagne pour l’élection présidentielle… Quand le candidat socialiste Benoît Hamon proposait de légaliser la vente et l’usage. Au moment où les réformes pénales se multiplient à l’étranger (voir p.40), le gouvernement français serait-il prêt à sauter le gué ? « Un rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies [OEDT] a montré l’absence d’impact systématique des réformes (dans le sens d’une dépénalisation ou d’un renforcement de l’interdit) sur les niveaux d’usage. Le contexte légal et l’ampleur des consommations sont deux phénomènes distincts.
Les niveaux de consommation sont, en revanche, largement tributaires de facteurs historiques et culturels », tempère Ivana Obradovic.
Au Portugal, la dépénalisation de la possession de drogues a pourtant été suivie par une baisse drastique du nombre d’overdoses et d’infections au VIH. Mais cette politique, lancée en réaction à une augmentation massive des contaminations, a été accompagnée par une approche sanitaire de la réponse pénale et de nombreuses mesures de réduction des risques. À côté, la contraventionnalisation de l’usage du cannabis, proposée par le nouveau ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, fait figure de pis-aller.
Certes, la mesure pourrait permettre de désencombrer commissariats et tribunaux. Mais si la contraventionnalisation élimine par définition la possibilité d’une peine de prison, elle maintient l’interdit. La loi française continuerait donc à punir les usagers au lieu de leur proposer une solution individualisée et, le cas échéant, de l’aide. « Si on voulait vraiment adapter la réponse, il faudrait voir si la personne a besoin de soins ou si sa consommation se fait sans risques », analyse Katia Dubreuil.
« Des études montrent que ce n’est pas la nature du produit qui est déterminante dans le caractère problématique ou non de l’usage, mais plutôt le profil de la personne, son histoire, son environnement. Et ça, ce n’est pas tellement la justice ou le policier qui ont les compétences pour en juger. »
Le pilier juridique de la répression : la loi de 1970
Avec la loi du 31 décembre 1970 « relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses », l’usage de stupéfiants devient passible d’un an de prison et de 3750 euros d’amende, quel que soit le type de produit ou le type d’usage (récréatif ou problématique).
Le texte introduit la possibilité d’une injonction thérapeutique (obligation de soins ordonnée par le juge) pour les usagers. Une logique ambivalente : la consommation est vue à la fois comme un problème de santé publique et comme un trouble à l’ordre public.
(1) « Trente ans de réponse pénale à l’usage des stupéfiants », Ivana Obradovic, octobre 2015.
(2) « Le traitement judiciaire des infractions liées aux stupéfiants en 2015 », Infostat Justice de mars 2017.
(3) Obradovic I. (2012) « La pénalisation de l’usage de stupéfiants en France au miroir des statistiques administratives. Enjeux et controverses », Déviance et Société, vol.36, n°4, p. 441-469.
(4) Qui étudie le phénomène principalement sur la base de sources ministérielles.
(5) Ministère de la Justice, Les condamnations, année 2015, sousdirection de la statistique et des études, décembre 2016.
(6) 60 % des condamnations pour ILS. (7) « Les ILS entre 1990 et 2010 », mars 2016, ONDRP.
(8) « Trente ans de réponse pénale à l’usage des stupéfiants », Ivana Obradovic, octobre 2015.
(9) Co-auteur avec Pierre Kopp et Romain Perez de l’étude « Cannabis : réguler le marché pour sortir de l’impasse » publiée par le think tank Terra Nova le 12 décembre 2014.
(10) Punir, une passion contemporaine, Didier Fassin. Editions du Seuil, janvier 2017.
(11) Idem.
(12) « Drogues : sortir de l’impasse. Expérimenter des alternatives à la prohibition. », Éditions La Découverte, 2012.
(13) Association nationale des juges de l’application des peines.
(14) Note de la Direction des Affaires criminelles et des Grâces (DACG) citée par le sociologue Laurent Muchielli dans « Les comparutions immédiates au TGI de Nice, ou la prison comme unique réponse à une délinquance de misère », ORDCS, 2014.
(15) Virginie Gautron, Jean-Noël Rêtière. La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels. Colloque «Discriminations : état de la recherche», Déc 2013, Université Paris Est Marne-la-Vallée, France.
Par Sarah Bosquet, de l'Observatoire international des prisons
[Dossier Drogues & Prison 2/10]
Source: blogs.mediapart.fr