La «forfaitisation du délit d'usage des stupéfiants » sur laquelle travaille une mission d'information de l'Assemblée Nationale ne fait pas l'unanimité. Une commission parlementaire se penche sur la possibilité de sanctionner l'usage de drogue par une simple amende afin de désengorger les tribunaux.
Illustration. Selon l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies,
on comptabilise environ 4,6 millions de consommateurs occasionnels.
LP/JEAN-NICHOLAS GUILLOT
Le constat est sans appel : la consommation de cannabis est en progression. Selon l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, on comptabilise environ 4,6 millions de consommateurs occasionnels et 700 000 consommateurs quotidiens. C'est un échec cuisant pour les politiques de prévention et de répression. Une mission d'information de l'Assemblée nationale se penche sur la possibilité de sanctionner l'usage de drogue par une simple amende, alors qu'il est aujourd'hui passible d'un an de prison et de 3 750 € d'amende.
La commission est pilotée par les députés Eric Poulliat (LREM) et Robin Reda (LR). L'idée est portée par le ministère de l'Intérieur et la chancellerie. Leur constat est simple : les tribunaux croulent sous des procédures qui se terminent rarement par une sanction. Sur plus de 100 000 par an, 45 000 aboutissent à un simple rappel à la loi.
La forfaitisation du délit de l'usage de stupéfiants n'est pas une idée neuve. Recommandée dès 2003, elle avait fait l'objet d'une proposition de loi au Sénat en 2011. Dans un rapport de 2016, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) l'avait aussi recommandée pour l'usage du cannabis chez les primo-délinquants. Alors, faut-il instaurer une simple amende pour les fumeurs de cannabis ? Eléments de réponse, avec Pacal Lalle et Béatrice Brugère.
Oui, pour Pascal Lalle, directeur central de la sécurité publique
AFP/Matthieu Alexandre
« Aujourd'hui, il n'y a pas de réponse pénale dissuasive pour limiter la consommation de stupéfiants. En revanche, la procédure mise en oeuvre pour constater l'usage est lourde en raison de l'évolution du Code de procédure pénale.
Cela implique une mobilisation importante des policiers, sans efficacité réelle en termes de répression. Il faut savoir que la police comptabilise environ un million d'heures pour le simple traitement des usagers de stupéfiants. Ils sont interpellés, placés en garde à vue — elle peut durer jusqu'à douze heures —, une enquête est ouverte, et au bout il n'y a pas la garantie d'une sanction concrète. Ce qui tend à décourager les policiers, même si cela ne les démobilise pas dans les faits. L'idée de forfaitiser le délit d'usage de stupéfiants pour les détenteurs de quelques barrettes de haschisch ou de doses d'héroïne me paraît pertinente. Cette amende sera délivrée aux intéressés en temps réel avec un montant qui reste à déterminer.
Il appartiendra au policier de s'assurer bien sûr de la réalité du produit stupéfiant, de l'identité de l'usager et de l'adresse de son domicile. Il pourra dresser un procès-verbal électronique à partir d'une tablette avec transfert de fichier pour connaître les antécédents. Il faudra que l'amende continue à se référer à un délit pouvant faire l'objet de poursuites judiciaires : il faut laisser aux policiers la possibilité d'apprécier s'ils préfèrent dresser une amende ou lancer une procédure classique, notamment pour les personnes qui n'en sont pas à leur première infraction.
Tout ça devra être référé à une politique pénale dans chaque parquet avec les responsables des services d'investigation. Ce sujet n'est pas le même dans une petite ville de province que dans les grandes agglomérations. La forfaitisation du délit d'usage de stupéfiants ne pourra s'appliquer ni aux mineurs ni aux récidivistes. La forfaitisation a pour seul but une procédure simplifiée qui permettra une répression garantie. Ce qui aura un effet dissuasif. »
Non, pour Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat FO-Magistrats
DR
« Cette idée de forfaitisation nous paraît aventureuse et dangereuse. Aventureuse car au lieu de s'attaquer aux causes, on essaie de réguler les conséquences. Dangereuse parce que loin de régler le fléau de la consommation massive de cannabis en France, elle contournera et favorisera sans doute le marché juteux du trafic. On parle de près de 1 Md€ dans le seul département de la Seine-Saint-Denis. La situation est trop grave pour être traitée de manière légère et administrative.
Certes, le constat de la lutte depuis la loi de 1970 est un échec pour ne pas dire un fiasco, car nous sommes passés de 4 000 personnes interpellées par an à 200 000, 50 fois plus sans rien enrayer. Aujourd'hui, police et justice sont saturées. Il faudrait donc commencer par faire un bilan de l'échec de toutes les mesures mises en place en termes sanitaire et judiciaire. Or, le ministère de l'Intérieur, qui porte ce projet, raisonne exclusivement en termes de contentieux de masse et d'absorption de flux. Les services de police sont submergés face à la consommation exorbitante de cannabis et la lourdeur de la procédure pénale. Du coup, le timbre-amende semble la solution.
Nous sommes en totale opposition car c'est une dépénalisation qui ne dit pas son nom et qui fragilise nos procédures, qui s'appuient sur des auditions de consommateurs pour remonter les filières de trafiquants. Il n'y a dans ce projet ni vision alternative ni plan d'envergure. Or on sait que la consommation de cannabis (parfois très concentré en THC ce qui le rapproche des drogues dures) entraîne des conséquences multiples : absentéisme, échec scolaire et parfois troubles psychiatriques, mais aussi délinquance (vols, violences, accidents de la route, etc.).
La priorité doit être recentrée sur les trafiquants et les revendeurs, accompagnée d'une politique d'envergure de prévention. En réalité, l'amende forfaitaire symbolisera le renoncement à une politique de santé publique. Elle permettra peut-être d'augmenter les recettes budgétaires... et ainsi Bercy figurera sur la liste des administrations pleinement satisfaites du projet. »
Propos recueillis par Jean-Michel Décugis
Source: Le Parisien.fr