De plus en plus de retraités fument du cannabis.
La question de ma mère m’a pris par surprise. «As-tu déjà fumé du cannabis?» m’a-t-elle demandé un jour dans la cuisine, en faisant tranquillement tourner le café dans sa tasse. Mon cerveau s’est bloqué. Etait-ce la fameuse «discussion sérieuse» sur la drogue que tous les parents sont censés avoir avec leur progéniture adolescente? Et si c’était bien ça, pourquoi y avais-je droit à 30 ans?
Source: Mondialnews
Mais je me suis vite aperçu que ma mère s’intéressait davantage à sa consommation qu’à la mienne. Je lui ai répondu que j’avais fumé des pétards à la fac et que cela m’arrivait encore, de façon très irrégulière. Elle a tout de suite enchaîné. Elle et mon père cherchaient de l’herbe. «Tu connais quelqu’un?»
Petite mise en contexte. Mes parents ont payé mes études à l’université, jusqu’au troisième cycle. A l’école, ils ont enduré trois pièces de théâtre et un récital de flûte. Ils sont venus au vernissage de mon expo. Ils m’ont acheté un skateboard. Mais quand j’ai eu l’occasion de leur renvoyer l’ascenseur, je n’ai pas levé le petit doigt.
«Tu n’as pas dit non», se rappelle encore ma mère. «Mais tu n’as pas dit oui non plus. Tu avais beaucoup de réticences à aborder la question… Tu ne dégageais pas d’ondes positives.»
D’accord, je l’admets, je n’ai pas filé de plan à mes parents. Mais au cours des semaines et des mois qui ont suivi cette mémorable discussion, je me suis aperçu que beaucoup de gens de ma génération avaient fait une expérience similaire. Très vite, j’ai rassemblé des dizaines de témoignages et d’anecdotes sur des parents qui avaient repris contact avec la Marie Jeanne de leur jeunesse. On se renseignait sur la qualité dans les dîners de famille, on faisait des petits deals dans la maison de campagne le week-end. Mais existait-il des données concrètes permettant d’étayer ces observations empiriques?
On commence aujourd’hui à disposer de statistiques mettant en évidence l’existence de ce que j’appelle le mouvement des papys fumeurs. Il y a quelques années, des chercheurs du National Institute of Health ont comparé deux enquêtes nationales sur la consommation de drogues menées en 1991 et en 2001. Leur analyse, publiée dans le Journal of the American Medical Association, montre que le pourcentage de personnes déclarant avoir fumé de la marijuana au cours de l’année passée est resté stable pendant toute cette décennie. Une seule catégorie de répondants voyait cette courbe évoluer de manière sensible : les 45-64 ans. En vieillissant, la génération de mes parents a vu le nombre de fumeurs réguliers tripler.
Cette tendance se retrouve dans d’autres analyses. Selon l’enquête nationale sur la consommation de drogues et ses conséquences sur la santé, menée en 2007, presque 6 % des personnes âgées de 50 à 59 ans avaient fumé de la marijuana l’année précédente. Soit le double par rapport à 2002. Dans le même temps, le nombre de consommateurs récents âgés de plus de 50 ans a atteint 2,65 millions. Et nous pouvons être certains que le vrai chiffre est encore plus élevé, puisque cette enquête est basée uniquement sur des déclarations volontaires. Disons les choses autrement pour les mettre en perspective: aujourd’hui, il y a autant de retraités qui fument du cannabis que de lycéens.
Mais il est encore difficile de bien cerner cette population de fumeurs âgés et de connaître l’évolution de leurs habitudes de consommation aux cours des dernières décennies. (Il est également difficile de mesure l’impact de la légalisation de la marijuana pour usage médical). Au mois d’août dernier, des chercheurs de la Substance Abuse and Mental Health Services Administration ont publié une étude détaillée (PDF) des habitudes de consommation des plus de 50 ans. La plupart semblent avoir consommé de la marijuana tout au long de leur vie, mais une minorité d’entre eux a repris la fumette après une longue période d’abstinence. Et la plupart des mamies et papys fumeurs que j’ai rencontrés appartiennent à cette catégorie. Après des années d’abstinence, ils viennent de se remettre à fouiller les tiroirs à la recherche d’improbables boulettes et de vieux papier à rouler.
Barbara, 61 ans et mère de deux enfants, qui vit à Belmont dans le Massachusetts, s’est mise à fumer juste après l’université. Elle vivait à l’époque en Europe, où elle a suivi le parcours obligé des hippies à travers la Turquie, le Pakistan et l’Afghanistan en 1971 et 1972, période au cours de laquelle elle fumait tous les jours du haschich. Puis elle est rentrée aux Etats-Unis, s’est mariée et a fondé une famille.
Pendant les vingt années qui ont suivi, Barbara n’a fumé que quelques rares pétards, avec des amis. «J’avais une vie bien rangée» raconte-t-elle. «Je n’avais absolument pas envie de fumer. Je n’y pensais jamais et ça ne me manquait pas.»
C’est après sa séparation d’avec son mari, dans les années 1990, que les choses ont changé. Aujourd’hui, elle ne fume plus avec dix copains entassés dans un van Volkswagen, mais tranquillement assise sur le canapé de son salon. «J’adore fumer chez moi pour me détendre. Parfois, je cours sur mon tapis roulant ou je joue de la guitare, ou bien je regarde Desperate Housewives en gloussant.»
L’exemple de Barbara concorde avec les idées communément admises sur la manière dont la consommation de drogue ou d’alcool évolue au long de la vie. Lorsque les gens se marient et ont des enfants, ils fument et boivent moins. Avec les divorces ou la retraite, la consommation tend à reprendre.
Si cette catégorie de la population semble de plus en plus apprécier la marijuana, cela ne veut pas dire qu’elle est prête à l’assumer. A de rares exceptions près, les gens à qui j’ai parlé pour écrire cet article n’ont même pas accepté que je cite leur prénom. Certains avaient peur d’avoir des ennuis avec la police, d’autres craignaient le jugement de leur entourage. Lorsque j’ai abordé le sujet des effets de la drogue, personne ne m’a parlé de paranoïa ou de crise d’angoisse. A vrai dire, en fumant de la marijuana, la plupart atteignent aujourd’hui un calme et une sérénité qu’ils ne trouvaient pas dans leur jeunesse.
Pour cette jeune retraitée de 57 ans, une ancienne institutrice qui vit dans l’Ohio, fumer est devenu un petit rituel du soir qu’elle aime accomplir avec son mari. Elle avait arrêté en 1975 et a repris 25 ans plus tard, avec son fils. (Ils ont commencé par fumer un petit joint pour fêter ses fiançailles, puis il l’a aidée à transformer une canette de bière en bong). Désormais, elle et son mari fument en regardant le coucher de soleil par la fenêtre de la cuisine. «C’est vraiment un moment privilégié. On se détend après la journée, on réfléchit à ce qu’on a fait.»
La drogue ne lui donne jamais d’angoisses ni de malaise, comme cela lui arrivait dans sa jeunesse. «Je suis bien plus en paix avec moi-même que lorsque j’étais jeune. On a une maison, assez d’argent pour vivre, les enfants sont grands… La vie est douce.»
Où trouve-t-elle sa marijuana? Elle a un ami qui «connaît quelqu’un» qui a une «super source» pour de l’herbe «haut de gamme» : l’Acapulco gold.
Il existe aujourd’hui une variété impressionnante d’espèces de cannabis, dont beaucoup ont des effets très forts, ce qui désoriente parfois les consommateurs plus âgés. «L’herbe a beaucoup changé», déclare une mère divorcée de 54 ans qui vit à Philadelphie. «Une taffe et vous décollez complètement, comme j’ai pu m’en apercevoir après qu’on m’ait fait quelques remarques sur mon comportement.»
Dans les années 1970, un usage quotidien l’avait fait tomber dans la dépression et elle avait arrêté sur les conseils de son thérapeute. «C’était comme si j’avais pu voir à nouveau le ciel», raconte-t-elle aujourd’hui. Pendant quelques années, elle a exercé le métier de conseillère auprès d’étudiants ayant des difficultés à réduire leur consommation de drogue ou d’alcool. Mais ses retrouvailles avec la marijuana se sont très bien passées, une fois qu’elle s’est habituée aux variétés modernes.
Les seules réserves que les mamies et les papys fumeurs peuvent avoir par rapport au pétard sont d’ordre médical. Barbara, l’ancienne mère modèle de Belmont, a d’abord eu peur de tomber sur de l’herbe trafiquée. «Je mène une vie très saine. Je mange de la viande bio, du poisson fraîchement pêché et je bois de l’eau distillée. Même chose pour l’herbe, je sais qui la fait pousser et je sais que ce n’est pas une variété manipulée génétiquement.» D’autres personnes craignent de grossir à causes des fameuses fringales (les «munchies») que peut donner la marijuana, ou bien de faire un mauvais mélange avec un médicament.
Les études cliniques montrent que le principal danger auquel s’exposent les fumeurs sont les maladies cardiovasculaires. Se défoncer fait monter le rythme cardiaque de 40 battements par minute et fait fluctuer de manière inhabituelle la pression artérielle, ce qui peut augmenter le risque de crise cardiaque. En 2001, des chercheurs de la Harvard Medical School ont conclu que la marijuana peut entraîner une multiplication temporaire du risque par cinq. Attention, le sport, les relations sexuelles ou la colère ont les mêmes effets.
En 2008, un article du American Heart Journal a poussé plus loin ces recherches. Le groupe étudié était relativement restreint, mais l’étude a montré que les consommateurs de marijuana avaient plus de chances de mourir de problèmes cardiovasculaires que les personnes qui ne consommaient pas de drogues interdites à la vente. D’après un des auteurs, Kenneth J. Mukamal, la marijuana ne semble pas poser de risque significatif pour la population dans son ensemble. Mais certaines catégories, en particuliers les personnes souffrant du cœur, doivent se montrer prudentes.
Rassurez-vous, on a aussi trouvé de bonnes raisons de continuer à fumer. Des chercheurs de l’Université d’Edimbourg ont publié des données indiquant que le cannabis peut prévenir l’ostéoporose chez les personnes âgées. Il semble également qu’il aide à traiter les nausées et les pertes de poids et il a peut-être (ou pas…) des effets salutaires pour les patients atteints de glaucomes ou de la maladie de Parkinson. Les partisans de l’usage médical de la marijuana évoquent de nombreuses autres applications potentielles.
J’ai appelé le Dr Mukamal pour lui demander s’il pensait que le cannabis était bon ou mauvais pour les personnes âgées. Il ne m’a pas semblé très convaincu par les effets positifs de cette substance. «Des gens qui arrivent à un âge où on meurt de crise cardiaque se mettent à fumer de la marijuana? Franchement, je pense qu’ils devraient y réfléchir à deux fois.»
Cette mise en garde n’a pas perturbé mes parents. Ils n’ont pas non plus été impressionnés par mon histoire édifiante de la grand-mère de 65 ans qui s’est faite serrer avec 15 kilos de marijuana dans le coffre de sa voiture. Je les ai asticotés pour les faire réagir, mais ils sont décidément trop cool.
Par Daniel Engber
& Traduit par Sylvestre Meininger