Quel pourrait être l’impact économique d’une légalisation du cannabis ?
Par Alain Labrousse, ancien directeur de l’Observatoire géopolitique des drogues (1990-2000) (1).
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Un certain nombre de produits psychotropes - dérivés du cannabis, cocaïne et héroïne - sont frappés d’interdit et, pour cette raison, qualifiés de « drogues illicites » par opposition à d’autres produits, tout aussi nocifs ou plus pour la santé, comme l’alcool et le tabac, dont la consommation s’accompagne de simples restrictions. La répression de l’usage et du commerce de « certaines drogues » explique leur prix élevé. Les Nations unies estimaient qu’en Europe le chiffre d’affaires du commerce de détail de l’herbe de cannabis (marijuana) représentait, en 2003, 23,9 milliards de dollars, et celui du haschisch 22,3 milliards de dollars (2). Ces chiffres ne tiennent pas compte des profits des importateurs « de gros » qui peuvent représenter plusieurs milliards de dollars supplémentaires. Il n’existe pas d’évaluation du chiffre d’affaires en France des dérivés du cannabis, mais on sait que notre pays est, avec le Royaume-Uni et l’Espagne, l’un des trois plus importants marchés de ces produits en Europe : en effet, on y dénombre 10,9 millions de personnes qui en ont consommé au moins une fois dans leur vie, 4,2 millions dans l’année et 850 000 au moins dix fois par mois (3).
On doit donc se demander quel effet aurait sur ce marché un changement de législation. Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots. Il peut s’agir d’une simple « dépénalisation » de l’usage comme cela se pratique aux Pays-Bas où il est permis de consommer le produit chez soi ou dans le cadre des coffee shops. Cependant, l’approvisionnement de ces derniers et toute transaction commerciale restent, paradoxalement, interdits. Dans ces conditions les prix restent élevés, mais un peu moins que dans des pays comme la France où la répression est plus forte, ce qui explique que de nombreux usagers font le voyage pour s’approvisionner aux Pays-Bas. En revanche une « libéralisation » ou « légalisation » du commerce de ces produits, provoquant un effondrement des prix, entraînerait la fin de la délinquance liée au trafic et la suppression des réseaux de distribution et d’importation. Plusieurs modalités sont envisagées, mais personne quasiment ne propose que leur vente se fasse en toute liberté, dans les bars-tabac par exemple. On évoque en général des officines contrôlées par les pouvoirs publics où seraient simultanément fournies des informations sur les dangers du produit, des offres de traitement pour sortir de leur consommation, etc. C’est ce que l’on appelle un « commerce passif ». Reste la question de l’acquisition des produits. On peut imaginer que la France passe des accords avec le Maroc, qui fournit la quasi-totalité du haschisch consommé dans notre pays, dont le gouvernement achèterait la production aux agriculteurs du Rif pour l’exporter. La légalisation de ces transactions entraînerait une chute sensible des prix. L’État français prélèverait une taxe (comme il le fait dans le cas du tabac) afin que les dérivés du cannabis ne soient pas trop accessibles, mais relativement modeste afin que ne se développe pas un marché parallèle. Le gouvernement suisse a élaboré un projet qui doit être soumis à référendum prévoyant que le marché légal serait alimenté par des agriculteurs nationaux qui en détiendraient le monopole, tandis que resteraient rigoureusement interdits les produits importés comme le has chisch marocain. Ce type de politique, vers laquelle on tendrait vraisemblablement en France en cas de légalisation, contribuerait à faire baisser un peu plus les prix, ce dont profiteraient des agriculteurs français qui trouveraient là une nouvelle source de revenus, comparable à celle que certains d’entre eux tirent de la culture du tabac ou du pavot, dont l’opium est transformé en morphine pour l’industrie pharmaceutique. En revanche, cette concurrence provoquerait la ruine de 100 000 familles (800 000 personnes) dans le Rif marocain qui ne vivent que grâce à la culture du cannabis.
En ce qui concerne l’impact de ces changements sur le marché de la consommation, on peut penser que l’accroissement du nombre de nouveaux utilisateurs, séduits par l’accessibilité du produit, serait compensé par la désaffection provoquée chez d’autres, par la disparition de l’interdit, en particulier les jeunes. Enfin, ce type de politique n’a de sens que s’il est généralisé afin que les pays « libéraux » n’attirent en masse les consommateurs des pays « répressifs », comme cela se passe dans le cas des Pays-Bas.
(1) À récemment publié Afghanistan. Opium de guerre, opium de paix, Mille et Une Nuits, 2005, et Géopolitique des drogues, PUF « Que sais-je ? », nouvelle édition, avril 2006.
(2) 2005 World Drug Report. Analysis, UNODC, vol. 1, Vienne 2005, pages 135-137.
(3) Voir le site de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) : www.ofdt.fr.
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