La cacophonie politique conclue par une fin de non-recevoir des services du premier ministre à la demande d'expérimentation de salles de consommation de drogues est l'illustration de l'impasse dans laquelle se trouve la politique française en matière d'addictions.
Pour empêcher ces expérimentations, le président de la Mission interministérielle contre la drogue et la toxicomanie (Mildt) et des responsables politiques ont jugé nuls et non avenues les conclusions mesurées et documentées des experts de l'Inserm et les avis favorables de nombreux acteurs de santé publique, y compris celui de la ministre de la santé. Ils ont répété que de tels centres sont "inutiles et non souhaitables", car "le rôle de l'Etat n'est pas d'accompagner les personnes dépendantes mais de les sevrer", remettant ainsi en cause les choix fondamentaux faits, il y a vingt ans, face au sida. Car si nous n'avions pas pu accueillir et accompagner des toxicomanes dans des centres sans exigence de sevrage ni pu leur délivrer gratuitement des seringues stériles et des médicaments de substitution, nous n'aurions pas pu enrayer la catastrophe sanitaire des années 1980 qui a tué plus de 10 000 usagers de drogues. Démonstration a été faite qu'en leur permettant de "shooter propre", ils retrouvaient leur dignité et des capacités à évoluer et à arrêter de se droguer. Des responsables politiques de l'époque, notamment à droite, ont eu le courage de promouvoir, contre l'avis d'une partie de leurs collègues et de l'opinion, cette politique de réduction des risques.
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Malheureusement, contrairement à d'autres pays, la France n'en a pas profité pour réviser sa politique précédente. Le réveil des préjugés de la "guerre à la drogue" en est la conséquence : au nom de la morale, on préfère les croyances aux faits scientifiques, on préfère exclure davantage les usagers que de s'interroger sur ce qui pourrait permettre d'améliorer leur santé et leur insertion.
Cette politique "préhistorique" et répressive repose sur un postulat simple : l'usage de drogues s'étend si on ne le dénonce et ne le réprime pas assez. Pour dissuader l'usage, il faut donc le stigmatiser et le sanctionner. Tels sont les "fondamentaux" sur lesquels le gouvernement a basé toutes ses campagnes et les mesures prises ces dernières années pour renforcer la pression sur les usagers, réduisant du même coup le rôle du ministère de la santé.
La logique de la politique française a été scellée par la loi de 1970 qui, au nom de "la lutte contre la drogue", prohibe l'usage privé des "stupéfiants" (cannabis, cocaïne, champignons, opiacés et une liste de molécules qui s'allonge sans cesse), menace l'usager de peines de prison et veut le pousser à l'abstinence en l'incitant à choisir la "désintoxication" plutôt que des poursuites pénales. Elle est en complète contradiction avec la politique de réduction des risques, qui a, au contraire, pour objectif de responsabiliser tôt l'usager et de partir de là où il en est pour l'aider à franchir des étapes.
Tout observateur un peu averti sait que la loi de 1970 est obsolète et que sa révision est indispensable. Un cadre législatif qui veut régir un comportement social doit être en phase avec la société dans laquelle ce comportement se déploie. Or la société est différente de celle d'il y a quarante ans, et les problèmes d'addiction ne s'y posent plus dans les mêmes termes. Dans une société où la norme est la consommation de masse au nom du bien-être individuel, vouloir imposer par voie pénale l'abstinence des drogues en modèle de comportement ou ériger la modération en règle de vie pour tous est voué à l'échec. Comme en matière de bioéthique ou d'écologie, ce sont d'autres voies, d'autres stratégies, qui doivent être développées.
Deux principes devraient, selon nous, servir de guide dans ce sens. Premier principe : distinguer la question de l'usage de drogues et celle de l'accès à ces drogues. L'accès à telle ou telle substance est une question politique, juridique et législative (contrôler ? prohiber ?). Les conséquences néfastes de l'usage de drogues sur autrui ne sont qu'éventuelles et indirectes. Les liens entre drogues et délinquance dépendent en grande partie des systèmes d'accès aux produits. La loi peut et doit borner ces conduites, elle ne peut prétendre les éradiquer. Elle doit limiter l'offre mais n'utiliser la prohibition qu'à bon escient. Beaucoup d'arguments poussent d'ailleurs à s'interroger sur sa pertinence dans le cas du cannabis.
L'usage de substances psychoactives est d'abord un problème individuel, éducatif et sanitaire, car il dépend du comportement du consommateur et peut mettre en jeu sa santé. L'usage de drogues est donc une question de santé publique et non d'ordre public. L'Etat doit donc se doter d'une politique de santé et des moyens adéquats de prévention, d'éducation et de soins.
Second principe : distinguer l'interdit destiné à empêcher la mise en danger d'autrui (interdit pénal visant à arbitrer entre un acteur et une victime) et l'interdit destiné à inciter l'individu à se protéger (interdit éducatif car reposant sur l'estime de soi). Sur le plan des comportements qui portent atteinte à autrui (conduite d'engins, certains emplois, usage public, incitation à l'usage), des dispositions pénales prévoyant des sanctions dissuasives sont légitimes. En revanche, l'usage privé de drogues par une personne majeure ne peut être traité de la même façon. L'expérience en matière d'éducation à la santé montre que les interdits dans ce domaine ne viennent qu'en appui à la relation éducative et qu'ils ne sont respectés que s'ils apportent au consommateur un mieux-être supérieur à celui qu'il tire de son comportement. La sanction pénale (amende, prison ou autre) n'a que peu d'incidence et provoque souvent des effets pervers (clandestinité, prises de risques). Ce qui n'exclut pas les mesures d'incitation voire d'obligation de soins dans certains cas précis d'usages problématiques.
Quoi qu'il en soit de ses modalités précises, toute réforme de la loi de 1970 ne sera crédible et facteur de progrès qu'à deux conditions : qu'elle soit l'occasion de définir une politique de prévention à la mesure des enjeux, et que l'approche soit cohérente pour l'ensemble des drogues. Rien ne serait pire que de repousser encore cette échéance : nous aurions perdu une nouvelle occasion de nouer une alliance avec la jeunesse pour relever le défi éducatif que crée la société addictogène qui est la nôtre.
Par: Jean Pierre Couteron, psychologue, et Alain Morel, psychiatre
Jean Pierre Couteron est aussi président de l'Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (Anitea), auteur de L'Aide-mémoire d'addictologie (Dunod, 304 p., 37 euros).
Alain Morel est aussi vice-président de la Fédération française d'addictologie (FFA).
Article paru dans l'édition du 19.08.10.
Source : Le monde
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