Suite et fin de la démonstration d’Éric, incarcéré pour trafic de cannabis. Celui-ci considère que donner des amendes aux consommateurs de stupéfiants n’enrayera en rien les pratiques addictives. Il faut à son sens débattre collectivement d’un projet de légalisation responsable.
Donner des contraventions aux clients des dealers ? En plus du jugement moral que le projet de loi porte sur la drogue, il y a le problème de son manichéisme. En effet, cette vision binaire des choses consiste finalement à opposer des dealers à des consommateurs sur fond d’origine sociale.
C’est tout aussi réducteur que le discours qui consiste à opposer les méchants dealers agresseurs du quartier aux gentils consommateurs-victimes de la ville, sauf que cette fois, la rhétorique consiste à considérer que les méchants, ce sont les consommateurs qui se droguent sur le dos des habitants des quartiers moins favorisés.
Ensuite, la mise en place d’une telle mesure, dans les faits, se manifesterait par la contraventionnalisation des personnes qui subissent des contrôles, et on ne peut que se rendre compte, aujourd’hui, que ceux qui paieraient seraient encore et toujours les mêmes. Ainsi, une mesure qui, en théorie, vise à rétablir un équilibre, serait en fait, dans la pratique, source d’inégalités encore plus importantes. La pénalisation, là encore, est vouée à l’échec.
Il est temps de se rendre compte que le message gouvernemental, l’interdiction pure et simple, entre en contradiction avec la réalité sociétale, qui ne nie pas les dangers de l’addiction, mais considère que consommer des stupéfiants (si tu n’es pas dépassé·e par cette consommation et que tu respectes certaines règles), n’est pas un problème mais un choix que tu es libre de faire.
L’hypocrisie, c’est d’interpréter la volonté d’organiser la vente comme une incitation à la consommation des jeunes, quand on sait que le trafic fonctionne sur ses propres lois, se moque de l’âge de la clientèle, de son addiction éventuelle, de la qualité des produits vendus, et a pour seul et unique objectif la maximisation des profits.
Pour autant, il est réducteur, mais également dangereux, de n’évoquer la question des stupéfiants qu’à travers les prismes de la toxicomanie ou de la violence liée au trafic. La typologie des consommateurs de stupéfiants est aussi diverse que celle des consommateurs d’alcool, et pourtant on continue de parler d’eux comme s’ils étaient tous des toxicomanes victimes de leur consommation et des méchants dealers profitant de leur détresse émotionnelle.
Si l’on en faisait de même pour l’alcool, que nous ne l’évoquions que pour parler de l’addiction que sa consommation crée et des accidents dont elle est à l’origine, alors il faudrait interdire la vente d’alcool dès hier. Plutôt que d’opter pour cette solution unilatérale liberticide, faisons le choix de la responsabilisation, de la prévention.
Une politique de réduction des risques s’impose
Certains pensent que la légalisation du cannabis n’éradiquerait pas le trafic. Ils ont très certainement raison, mais je ne vois pas en quoi c’est un argument contre cette légalisation.
D’ailleurs, loin de moi l’idée de faire l’apologie de la consommation. Je suis plutôt pour une véritable politique de réduction des risques : il s’agit de mettre l’accent sur la prévention et non la répression, en encadrant la consommation de toutes les drogues. Cet encadrement de la vente permettrait de véritables dispositifs de prévention et de traitement des addictions.
Je suis loin d’être le premier à en défendre la légitimité et l’importance : le journal Dedans dehors, édité par la section française de l’Observatoire international des prisons, milite pour qu’en France, les pouvoirs publics fassent "tomber les œillères" quant à l’impasse de la guerre contre la drogue.
Car oui, il y aura peut-être toujours du trafic de stupéfiants, au même titre qu’il y a du trafic de cigarettes, d’alcool, de matériaux de construction, etc. Mais si la part de la vente clandestine de stupéfiants est réduite à ce qu’elle représente dans la vente de ces produits en vente libre, alors l’opération sera déjà un succès, non ?
Aujourd’hui, nous en sommes encore à nous demander quel message ce serait pour notre jeunesse que d’assouplir la législation sur le cannabis, alors que de plus en plus de gens en font pousser chez eux et que nous devons faire face à l’inévitable démocratisation de la vente de drogues de synthèse sur Internet.
Il y a une vingtaine d’années, Tryo parlait déjà du sujet :
"Je veux fumer, de l’herbe de qualité
Boucher le trou d’la Sécu, en fumant mon tarpé
Ne plus transpirer à chaque contrôle d’identité
Qu’on arrête de me considérer comme un drogué."
Cette chanson prônait déjà une légalisation responsable du cannabis, pour que l’on puisse avoir une visibilité sur les produits que nous consommons, et réduire autant que possible leur toxicité.
Elle proposait également de prélever une taxe sur les ventes pour financer la prévention et le traitement des addictions ("Boucher le trou d’la sécu, en fumant mon tarpé"), de soulager la police d’un travail dont on voit aujourd’hui qu’il est contre-productif ("Ne plus transpirer à chaque contrôle d’identité"), mais aussi d’épargner aux consommateurs un jugement moral toujours présent aujourd’hui ("Qu’on arrête de me considérer comme un drogué").
À l’époque, en chantant cette chanson avec mes camarades d’école, j’étais loin de me douter qu’elle évoquait un problème qui, parce qu’il ne serait pas réglé vingt ans plus tard, m’amènerait en prison…
Depuis 2010, les saisies de plants augmentent et témoignent, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, de l’implantation d’une cannabiculture à grande échelle. Ce sont des plantations contrôlées "notamment par des structures relevant du crime organisé" mais également, depuis plus récemment, de cultures commerciales tenues par des particuliers à la recherche de profits. Sans compter les plants cultivés pour un usage personnel : en 2010, 2 % des personnes âgées de 18 à 64 ans ayant consommé du cannabis dans l’année avaient ainsi déclaré se fournir uniquement grâce à l’auto-culture.
Le marché du cannabis est extrêmement dynamique en France, où le niveau des saisies a atteint un record historique en 2016, avec 126 400 plants saisis (contre 154 000 en 2015). Dedans dehors rapporte par ailleurs que depuis décembre 1970, le nombre d’interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants a été multiplié par 60 : on en compte désormais environ 160 000 par an, conduisant à 58 000 condamnations. Comme l’OFDT l’a constaté, au 1er janvier 2017, 59 298 condamnés étaient recensés dans les prisons françaises, dont 18 % pour une infraction à la législation sur les stupéfiants..
Bien sûr, étant donné la situation que nous avons créée et le nombre de gens qui vivent aujourd’hui de ces trafics, il serait naïf de croire qu’un changement de législation, sans la mise en place de dispositifs réels d’accompagnement des populations vivant de ce trafic vers des activités légales (liées au cannabis mais pas seulement), pourrait fonctionner.
Aussi, je pense qu’il faut inclure les acteurs du trafic à ce changement de législation, afin que le maximum d’entre eux puisse opérer une migration vers des activités diverses, avec l’aide de l’État. C’est seulement comme ça, et/ou en considérant toutes les drogues (car je ne dis pas qu’elles doivent être traitées de la même manière, surtout celles qui, comme l’héroïne ou le crack, génèrent une dépendance physique et nous exposent à d’autres dangers), que l’on pourra obtenir le débat le plus transparent et donc le plus efficace qui soit.
Pour un vrai projet collectif
Bien évidemment, il ne s’agirait pas ici d’exempter de poursuites judiciaires des personnes ayant eu d’autres activités illégales, des liens avérés avec le grand banditisme ou pire, avec le terrorisme. Ce serait plutôt bel et bien de permettre à des personnes ayant eu exclusivement des activités dans les stupéfiants d’intégrer ce processus qui inscrira notre société dans une démarche plus responsable quant au traitement de la question des drogues, et financera la redynamisation économique de quartiers et de villes par leurs habitants.
Dans cette perspective, il me semblerait donc logique que les revenus générés par une activité devenue légale deviennent eux aussi légaux, qu’ils soient taxés et qu’ils viennent alimenter notre économie, plutôt que l’économie parallèle.
Je pense que si l’on discute réellement, nous pouvons nous retrouver dans un projet collectif qui permettra de réhabiliter une partie de notre société et protégera toute la société bien plus qu’elle ne l’est aujourd’hui sur ces questions de drogues. D’autant que plus on attend, plus la situation s’aggrave, plus les fractures de notre société se creusent et plus il sera périlleux de mettre en place un changement de législation.
Nous avons attendu suffisamment longtemps, laissé d’autres pays prendre les devants. L’avantage, c’est que nous pouvons étudier ce qui se passe ailleurs, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs et faire en sorte que cette opération, ce changement de législation, soit réellement une transition qui permette à terme à chacun d’être libre de ses choix de consommation tant qu’il ne remet pas en cause l’ordre public, et d’être protégé face aux dangers de l’addiction.
Débattons-en, en société adulte et consciente
Si, à mon sens, c’est en nous, consommateurs et dealers responsables, premiers concernés, que se trouvent les solutions aux problèmes liés à la drogue, nous ne pourrons rien faire sans le soutien de l’État, sans l’ouverture de ce débat sérieux qui permettra de tout mettre à plat, sans faire craindre aux uns et aux autres d’être jugés moralement pour leurs positions, ou d’être poursuivis judiciairement pour leurs actions.
Alors débattons-en, parce qu’une société adulte, consciente, ouverte, qui en appelle de ses vœux à plus de transparence et à plus de démocratie, ne peut fonctionner avec la seule répression et exclure de la réflexion les millions de citoyens auxquels elle impose de vivre dans le mensonge et l’illégalité.
Je le demande au nom de ces nombreux consommateurs et dealers silencieux, qui n’ont jamais souhaité être considérés comme des ennemis de la société et qui ne demandent rien d’autre qu’un cadre légal qui leur garantira notamment information et prévention, contrôle sur les produits, traitement des addictions et assurance de ne pas financer des activités criminelles.
Je le demande au nom de cette jeunesse que l’on expose au trafic de stupéfiants en voulant l’en protéger, et au nom de ces policiers, gendarmes et surveillants de prison soumis au devoir de réserve, et dont la dégradation des conditions de travail est notamment liée à cette question.
Au nom de ces habitants de quartiers stigmatisés, aussi, je lance, avec la plus grande humilité mais très solennellement, un appel pour que ce débat ouvert et serein sur un changement de législation puisse avoir lieu.
Propos recueillis par Mélissa Perraudeau
Source: konbini.com
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