Il y a deux semaines, Daniel Vaillant, ex-ministre socialiste de l’Intérieur et actuel maire du XVIIIe arrondissement de Paris, proposait de légaliser la «consommation personnelle» de cannabis en encadrant production et importation. Qu’en pensent les dealers qui vivent pour l’instant de ce commerce illicite ? Quelle conséquence pour eux, pour les quartiers ? Pour le savoir, Libération a pu rencontrer trois trafiquants d’envergures différentes dans la banlieue lyonnaise. Sous couvert d’un total anonymat, ils répondent avec simplicité.
Source: Libération
Concurrence. Eric, la quarantaine, a commencé à 14 ans avec «des petites conneries de quartier», puis a gravi les échelons en gagnant la confiance «de gens plus importants». Après avoir parfois investi pour faire venir des cargaisons de cannabis d’Espagne, il se contente aujourd’hui de gagner de 3 000 à 4 000 euros par mois en prenant des risques limités. Il refourgue du cannabis par savonnettes. Sur la terrasse déserte d’un McDo de banlieue, il répond : «Si l’Etat veut mettre des coffee-shops [lieux de vente et de consommation légale et contrôlée aux Pays-Bas, ndlr], ce serait plus sûr de les installer dans des commissariats. Dans les quartiers où j’ai commencé à bidouiller, ça brûlerait tout de suite. Comme si quelqu’un s’installait sur ton territoire pour niquer ton marché : tu peux pas laisser faire.» Légal, le haschisch serait perçu comme un concurrent. Mais éliminerait-il pour autant les trafics clandestins ? «Je crois pas», répond Malik, artisan qui arrondit ses fins de mois en revendant du hasch à la barrette et en savonnettes. «Les fils à papa, poursuit-il, iraient peut-être acheter leur shit officiellement. Mais vous en trouveriez toujours en parallèle. Dans le tabac de ma ville, on vend des cigarettes, puisque c’est légal. Mais je peux vous en trouver juste à côté, à 3 euros le paquet. C’est comme dans la maçonnerie : vous trouvez des artisans très chers et très doués, et du travail au noir défiant toute concurrence. Le shit ferait pareil.»
Rachid, plus âgé, est grossiste, roule dans une voiture pourrie, mais gagne très bien sa vie. Il pense qu’une légalisation n’éliminerait qu’une partie du trafic. «Les marchés parallèles ont toujours existé pour tous les produits licites, dit-il. Le Viagra, on peut pas en acheter beaucoup à la fois en pharmacie, alors si tu veux baiser beaucoup, je peux te trouver une autre solution… Si le shit était légalisé, ceux qui veulent plus de 2 grammes continueraient de venir voir leur dealer. La seule conséquence c’est que ce serait moins cher.»
Ils sont unanimes là-dessus : la concurrence légale ferait baisser les prix. «Surtout si l’Etat vend de la qualité», précise Malik. Qui poursuit : «Les marges baissant, il faudrait en faire plus pour gagner la même chose, donc se battre pour maintenir son chiffre dans un marché réduit. Il y aurait plus de violence.» Ils ont pigé depuis longtemps que cette violence générée par les rivalités du business terrorise les habitants et pousse les pouvoirs publics à agir. «Ce serait préférable pour tout le monde qu’il n’y en ait pas, remarque Rachid, le grossiste. Mais il faut comprendre qu’on est dans une économie où il n’y a pas de contrats, pas de loi. Tout se fait à la parole. Ça dégénère quand quelqu’un vient sur ton marché ou quand il y a des promesses non tenues, des dettes non remboursées, de la marchandise de merde qui a été livrée.»
«Pesetas». Eric semble se lasser de ce jeu violent et lucratif. Il pense décrocher. «Jusque-là, soupire-t-il, une bonne étoile m’a suivi. Mais depuis un moment, je sens des ondes négatives. Des mecs autour de moi plongent, et surtout il y a ces merdeux à qui il faut faire de plus en plus mal pour pas qu’ils te chient dessus.» D’autres prendront la relève, il le sait : «Il y a tellement de pesetas à se faire, ça ferait tourner la tête à beaucoup.» Malik, de son côté, reste motivé et défend son activité. «Souterraine ou pas, dit-il, c’est une économie qui génère beaucoup d’argent depuis trente ans. De l’argent réinvesti en France, et qui fait travailler beaucoup de gens.» Il continue, grimaçant : «Si l’Etat nous remplace, il va nous donner des postes ? Convoyeur ? Vendeur ? Non. De toute façon, un bon commercial, si vous lui interdisez de vendre son produit, il en vendra un autre, c’est juste logique.»
Mais les alternatives rentables ne sont pas si nombreuses. Le trafic de cigarettes ? Il faut faire venir un plein semi-remorque pour se partager 100 000 euros. Marge pour laquelle il suffit de faire «monter» du Maroc 200 à 250 kilos d’un cannabis de moyenne qualité. Rachid prédit le développement d’une délinquance plus violente. «Je connais pas mal de jeunes qui avant montaient au braquage et qui aujourd’hui, en vendant leur kilo, se font tranquilles leurs billets. Si on leur enlève ça, ils retourneront aux bracos ou aux cambriolages.» Eric parie pour sa part sur l’augmentation de la consommation de cocaïne, phénomène qui a déjà commencé : «Comme tout le monde s’est mis au cannabis parce que c’est facile à trouver avec peu d’investissement, il y en a de plus en plus qui essaient la coke.» Pour s’installer sur un marché moins encombré.
«Saloperie». Une légalisation encadrée ne présenterait à leurs yeux qu’un seul avantage : le consommateur saurait ce qu’il achète. «Aujourd’hui, si tu ne connais pas bien ton dealer, tu peux acheter n’importe quelle saloperie», dit Malik. Rachid confirme, et prend l’exemple de la Hollande, où le «bon vieux marocain» se trouve dans les coffee-shops, et les produits de synthèse dans la rue. Il pense que l’Etat vendrait «des produits de meilleure qualité». Mais «prendrait sa pièce au passage». Alors, en bon commercial, il mise sur ces taxes qui plomberaient le prix du chichon officiel. Et conclut, dans une moue : «Si on travaille bien, l’Etat ne sera jamais concurrentiel.»
Par OLIVIER BERTRAND Lyon, de notre correspondant.
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