Reportage - Depuis des années, une cité de Seine-Saint-Denis est sous la coupe de trafiquants de drogue. Pour les habitants, la vie est un cauchemar.
Source: Libération
Dans le quartier des Beaudottes, à Sevran, des enquêteurs quittent l'immeuble incendié, le 10 août. (AFP)
Au pied d’un panier de basket en piteux état, ils sont sept ou huit à tuer le temps, certains assis sur des chaises installées sur un bout de pelouse. Les clients, venus des départements voisins ou de Paris, arriveront un peu plus tard pour prendre furtivement leur marchandise, du cannabis. La «permanence» est assurée de 9 heures jusqu’à 3 heures du matin.
Pour l’heure, détendus mais attentifs, ils surveillent les allées et venues dans les petites allées qui serpentent autour des trois tours de 17 étages qui se dressent à Sevran (Seine-Saint-Denis), juste en face du centre commercial de Beau-Sevran. Récemment, un adjoint de mairie a dû décliner sa profession devant les jeunes qui l’interpellaient. Comme pris en otages, les habitants s’obligent à les saluer, par peur des représailles. «Mes filles rentrent tard le soir, je n’ai pas le choix», dit l’un d’eux qui, comme toutes les autres personnes interrogées, a requis l’anonymat.
Enfer. Cela fait des années que les habitants des tours des allées Jan-Palach et Masaryk doivent cohabiter avec les trafiquants de cannabis. «Une coexistence pacifique», dit l’un d’eux, mais qui prend des allures d’enfer quotidien. «Les locataires ont adapté leurs déplacements en fonction des horaires des dealers, confie un bon connaisseur des lieux. Quand on va chercher son courrier, mieux vaut éviter de débarquer au beau milieu d’une vente.»«Si on le pouvait, tout le monde quitterait les tours», murmure un résident. Les trois bâtiments sont voués à la démolition, mais on ignore quand. Dans l’un d’entre eux, une dizaine d’appartements sont déjà vides.
Dans cette zone de non-droit, des jeunes âgés en moyenne d’une vingtaine d’années font la loi. Pour retarder d’éventuelles descentes de police, ils barrent les cages d’escaliers avec des chariots rapportés de la grande surface installée de l’autre côté de la route. «Et ils n’hésitent pas à couper la lumière en cas de besoin», se plaint un habitant. Il y a quelques jours, deux jeunes ont fracassé une vitre du premier étage avec un chariot : ils squattent depuis un appartement vide. Très inquiet, le maire de Sevran, le communiste Stéphane Gatignon, rappelle qu’en août cinq personnes ont trouvé la mort lors d’un incendie dans un immeuble du quartier voisin des Beaudottes : là aussi, les escaliers étaient encombrés par des chariots et les trappes de désenfumage avaient apparemment été scellées pour tenter de limiter les trafics.
Que fait la police ? Contactée par Libération, elle n’a pas souhaité répondre à nos questions. «Une fois par mois, les flics font une descente», explique un habitant. Ils procèdent à des interpellations. Sans résultat : «Quelques jours plus tard, on recroise les mêmes visages», note une femme. «Quand Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait promis de nettoyer les cages d’escalier, la police avait mené l’une de ses premières opérations à Jan-Palach», se souvient le maire de Sevran. «Ce matin, deux voitures de police se sont arrêtées au pied de nos immeubles. Très vite, les jeunes se sont rassemblés, et les policiers sont repartis», raconte un riverain. «Le démantèlement de ce type de trafic dans une banlieue aussi fermée est très compliqué, souligne une magistrate. Difficile pour les policiers de planquer en restant inaperçu et de s’appuyer sur des plaintes qui n’existent pas. Les gens ont peur.»
«Violence». Depuis des années, la ville de Sevran est considérée comme une plaque tournante du trafic pour le nord-est de l’Ile-de-France. Mais la crise aiguise la détresse et les dérives. A Sevran, la deuxième ville la plus jeune de France, 17% des actifs sont au chômage. Un taux qui grimpe à 35% pour les moins de 25 ans. La municipalité dispose, par ailleurs, de faibles ressources fiscales : 20% des foyers ne paient pas d’impôt sur le revenu et 50% bénéficient de dégrèvements.
Les trafiquants s’adaptent en permanence, prenant de vitesse les forces de l’ordre. D’après les experts, le trafic s’insinue de plus en plus dans la sphère privée des habitants. Il a migré des cages d’escaliers ou des halls d’immeubles vers les appartements. «Les dealers choisissent des gens vulnérables - des femmes seules avec enfants, par exemple - pour stocker la drogue en échange de leur protection», explique un connaisseur. Les enquêteurs notent aussi l’emploi de guetteurs de plus en plus jeunes dans les quartiers : «Ils avaient 14-15 ans en 2001, ils en ont 12 aujourd’hui.»
Autre évolution, les groupes de dealers sont à géométrie variable : au noyau dur des jeunes du quartier se greffent des trafiquants venant de localités voisines. Payés à la journée, entre 150 et 200 euros, «ils ne connaissent pas le voisinage, ce qui est un facteur d’augmentation de la violence», affirme le maire de Sevran, qui ajoute : «On mettrait 100 policiers de plus, cela ne changerait pas fondamentalement la donne. Le trafic est avant tout lié à la loi de l’offre et de la demande.» Pour en finir, Stéphane Gatignon propose de sortir de «la grande hypocrisie française» et de mettre fin à la prohibition. Une suggestion violemment rejetée par d’autres élus de banlieue, de gauche comme de droite. Allée Jan-Palach, à Sevran, le trafic continue de plus belle, au vu et au su de tous.
Par THOMAS HOFNUNG
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