Au moment où Emmanuel Macron, pris d'une soudaine crise paternaliste, promet une « génération sans tabac », cent cinquante personnalités marseillaises font le pari d'une « génération cannabis » en publiant une tribune en faveur de sa légalisation.
Les arguments favorables, que j'ai déjà eu l'occasion d'exposer dans cette colonne, se fondent sur la régulation intelligente d'un marché aujourd'hui souterrain : élimination des réseaux de trafiquants, baisse de la criminalité, développement économique, diversification agricole, hausse des recettes fiscales, mise en place de contrôles sanitaires, et renforcement de la prévention - sans même mentionner la liberté fondamentale, garantie par notre Déclaration des droits de l'homme, de pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui...
Ce qui restait une hypothèse théorique est désormais validé par les retours d'expérience positifs des deux Etats américains qui ont franchi le pas depuis 2013 (Colorado et Washington), rejoints depuis par six autres. Il va sans dire que légaliser le cannabis ne revient pas à encourager sa consommation ni à minimiser ses effets parfois dévastateurs, mais à le traiter pour ce qu'il est : une drogue douce, généralement considérée comme moins addictive et moins nocive que le tabac ou l'alcool, et dont les vertus médicinales sont connues depuis l'Antiquité.
Les derniers doutes qui pouvaient me rester ont été balayés - ou plutôt : évaporés... - par la lecture de Bruce Barcott, un journaliste américain qui a enquêté sur l'histoire du cannabis aux Etats-Unis et en a tiré un livre au titre incitatif : « Weed the People ». On y découvre comment la politique de prohibition fut l'oeuvre d'intérêts bureaucratiques puis politiques, parfaite illustration de la théorie des choix publics.
Son architecte en chef, Harry Anslinger, directeur du bureau fédéral des narcotiques, se cherchait une raison d'être dans l'Amérique de la Grande Dépression, et se lança dans une croisade idéologique tous azimuts, multipliant les corrélations hasardeuses et les dénonciations abusives (il s'indignait par exemple que la marijuana tende à favoriser les relations sexuelles entre femmes blanches et hommes noirs). Le rapport La Guardia de 1944, reprenant les conclusions de l'Académie de médecine de New York, conclut pourtant à l'innocuité du cannabis ; près de trente ans plus tard, la commission Shafer, présidée par des républicains conservateurs, demanda sa dépénalisation.
Mais les névroses de Richard Nixon puis de Nancy Reagan eurent raison de l'évidence scientifique. Et la France, en criminalisant à son tour le cannabis dans les années 1970, n'a fait que suivre la tristement inefficace « guerre contre la drogue » lancée outre-Atlantique. Depuis, nos gouvernants s'appliquent eux aussi à enterrer les rapports, comme l'année dernière les conclusions de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, qui préconisait à tout le moins de transformer le délit de consommation de cannabis en simple contravention. Faute de quoi, les 17 millions de Français ayant déjà fumé du cannabis restent toujours passibles d'un an de prison...
La question n'est donc plus d'évaluer les mérites d'une prohibition qui n'aurait jamais dû voir le jour, mais de comprendre qui peut encore s'opposer à une politique de légalisation raisonnable, éprouvée, respectueuse de l'individu et bénéfique pour la société. Les signataires de la tribune marseillaise dénoncent à juste titre « un ordre moral qui ne repose sur aucun élément prouvé par la science ». Ils auraient pu ajouter que, bien souvent, les mêmes qui s'opposent à la légalisation au nom de principes indicibles, se lamentent que la France n'ait pas encore mis en place ces fameuses réformes-structurelles-que-tout-le-monde-connaît.
Comme si la rationalité politique devait s'exercer dans un cas, mais pas dans l'autre. Comme si l'on pouvait faire confiance à l'individu pour « se former », « être flexible », « entreprendre sa vie », mais pas pour gérer convenablement ses plaisirs. Si vous vous pensez réformateur vis-à-vis du droit du travail, élargissez la lunette, poussez le raisonnement, regardez le cannabis sous toutes ses facettes. Concluez.
Les caves de l'Elysée contiennent, dit-on, quinze mille bouteilles des meilleurs vins français. Il est temps que son prochain occupant en tire les conséquences, et permette à ses compatriotes de savourer sans craindre le gendarme les moments de détente du corps et de l'esprit que la République offre si généreusement à ses hôtes.
Par Gaspard Koenig fondateur du think tank GenerationLibre.
Source: lesechos.fr
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