Ce n’est pas rien pour un hebdomadaire très libéral comme The Economist de prendre une position qu’ils appellent eux-mêmes « décidément alibérale ». Et c’est encore plus surprenant parce qu’il s’agit de légalisation du cannabis. On peut lire sur la « une » de l’hebdo britannique de cette semaine :
« La bonne façon de prendre des drogues. Légaliser le cannabis en toute sécurité. »
Partant du constat que la légalisation, à usage médical et, de plus en plus, récréatif, gagne du terrain dans le monde, The Economist se félicite que « ceux qui (comme nous) ont dit que la légalisation est meilleure que la prohibition vont accueillir avec joie le début de la fin de l’inutile guerre contre le cannabis ».
La prise de position est réfléchie, basée sur des arguments davantage économiques que moraux. La substance « pèse pour plus de la moitié d’un marché de drogues illicites de 300 milliards de dollars » et « reste la drogue de choix de 250 millions de personnes dans le monde ». Or, cet immense marché est sous le contrôle de groupes criminels et meurtriers.
« Légaliser le cannabis priverait le crime organisé de sa plus grande source de revenu, tout en protégeant les consommateurs qui deviendraient des honnêtes citoyens. » Un argument répété plusieurs fois dans leur exposé, qu'on peut résumer sous la forme d'un graphique assez simple :
La question n'est plus « Doit-on » mais « Comment fait-on » ?
Réglementer le marché du cannabis -->
---> protégerait le consommateur
---> permettrait à la police d’économiser de l’argent
---> augmenterait les revenus des Etats
---> enlèverait une part de marché aux criminels
Manifestation pour la légalisation du cannabis à Toronto (REUTERS/Mark Blinch)
The Economist n'est pas le premier média ou organisme d'influence à prendre parti pour la légalisation du cannabis ces dernières années. Qu'est-ce qui le pousse à le faire publiquement maintenant ? Comme l'expliquent les articles du dossier, la balance commence sérieusement à pencher en ce sens.
Aux Etats-Unis, un des principaux consommateurs, « vingt-deux Etats et le district de Columbia ont légalisé le cannabis à usage médical, et ce chiffre devrait atteindre trente d'ici un an ». Trois Etats - le Colorado, Washington et l'Oregon - ont franchi le pas de la légalisation, bientôt rejoints par l'Alaska et peut-être par la Californie, où un référendum aura lieu en novembre. En Uruguay, la vente libre devrait être effective cet été, et des débats en ce sens sont en cours au Mexique, en Australie et en Afrique du Sud.
Le cas du Canada a fini par donner à ce débat un autre degré de sérieux. Le gouvernement du nouveau premier ministre, Justin Trudeau, a fait connaître son intention d'adopter, dès cette année, des lois « qui légaliseront et réglementeront la consommation de marijuana ». Cela en ferait le premier pays du G7 à passer le pas.
Le ministère de la santé canadien devra définir les règles d’accessibilité et d’âge légal de consommation, de prix de vente, taxation, taux légal de THC (principe actif du cannabis), contrôle de la qualité des produits, des réseaux de production et de distribution.
C'est là où le travail de The Economist est intéressant ; il dépasse le débat sur la nécessité de la législation et s'intéresse plutôt, comme le gouvernement canadien, à son application très concrète : à combien chaque pays taxera-t-il l'herbe ? Et les « comestibles au cannabis » ? Comment utiliser en priorité l'argent obtenu ? Faudra-t-il interdire la publicité ? Faut-il s'attendre à l'émergence d'un lobby du cannabis, comme il existe un lobby de la cigarette ou du vin ?
Le statu quo français
« Trouver le bon niveau d'imposition sera un défi. S'il est trop bas, vous encouragez l'usage. S'il est trop haut, vous perdez un des bénéfices de la légalisation : faire disparaître les marchés noirs. »
« Le "bon" niveau d'imposition dépendra des conditions de chaque pays : en Amérique latine, où l'abus de la drogue est rare mais où le marché noir est puissant et sanglant, il devrait être bas. Dans le monde développé, où l'abus est plus courant et où les dealers sont davantage une nuisance qu'une menace à la sécurité nationale, il pourrait être plus haut. Notre modèle : les Etats-Unis après la Prohibition. Les taxes sur l’alcool ont d'abord été très basses, pour faire fuir les contrebandiers, avant d'être rehaussées. »
Transaction légale à North Bonneville, dans l'Etat du Washington (REUTERS/Jason Redmond)
En France, la situation est simple, à défaut d'être rassurante : c'est un des pays où on fume le plus de cannabis en Europe, tout en étant un des pays avec les lois les plus répressives en la matière. En 2014, 11 % des Français âgés entre 18 ans et 64 ans ont consommé du cannabis au moins une fois dans l’année, selon une étude de l’Institut national de prévention et d’éducation. Un adolescent de 17 ans sur deux ayant déjà expérimenté, et près d’un sur dix fume régulièrement des joints, selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT).
Avant The Economist, Le Monde (et oui, on avait déjà pris position dès 2014), expliquait dans un éditorial pourquoi la légalisation était une bonne solution. Le constat est quasiment le même :
Il est difficile, voire impossible, d'avoir un débat politique sur la légalisation du cannabis en France. A droite comme à gauche, on évite le sujet. Une proposition de loi de la sénatrice Esther Benbassa (EELV) visant à autoriser un « usage contrôlé » via une vente au détail similaire à celle du tabac, et dans le cadre d'un « processus de sensibilisation » a été rejetée en avril 2015.
« Pourtant, malgré son arsenal législatif, la France est (avec le Danemark) le pays européen où l’usage du cannabis est le plus répandu. Un Français sur trois en a fait l’expérience – un collégien sur dix et deux lycéens sur cinq –, tandis que 550 000 personnes en consomment quotidiennement. Bref, la politique répressive en vigueur est inefficace. En outre, elle est coûteuse, car elle mobilise une part significative de l’activité de la police (interpellations et gardes à vue) et de la justice, pour une dépense publique évaluée à 500 millions d’euros par an. Enfin, la prohibition a favorisé le développement d’un marché clandestin de type mafieux. »
2016, année critique
Le Liban est un des premiers producteurs de résine de cannabis, selon l'ONU.
Or, dans les faits, la consommation de cannabis en France est presque dépénalisée. Depuis une loi de 1970, elle était un délit pénal, passible d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Une peine, rarement appliquée, qui a été remplacée récemment par une amende, payable directement au policier qui vous a surpris à fumer.
Une modification qui ne doit pas être comprise comme un pas vers la dépénalisation, et encore moins vers la légalisation. François Hollande, au cours de sa campagne de 2012, avait clairement affirmé la « nécessité de l’interdit » et il n'a pas changé d'avis depuis (malgré la couverture des Inrocks).
Des études très sérieuses du Conseil économique, social et environnemental ou du think thank Terra Nova, très proche du Parti socialiste, soulignent pourtant la nécessité d'un débat sur la question. Le professeur Bertrand Dautzenberg a récemment appelé à la dépénalisation encadrée en France, justifiant sa prise de position par l’inefficacité de l’interdiction complète de cette drogue. Là encore, c'est le même constat qu'ont fait Le Monde, The Economist et d'autres avant eux.
« Je constate que la consommation de cannabis chez les jeunes augmente, que la France est numéro un en Europe avec 45 % des jeunes qui ont essayé alors que, dans d’autres pays, comme les Pays-Bas où il est légalisé, le taux est de 29 %. Plus c’est interdit, plus il y a de consommateurs. »
Le timing de la prise de position de The Economist n'est pas étranger à l’organisation, en avril, d'une assemblée générale des Nations unies sur la drogue qui se penchera notamment sur la consommation de cannabis et l'intérêt d'une législation contrôlée. La date de cette assemblée a été avancée de trois ans, notamment sous la pression de plusieurs pays américains qui critiquaient la politique inaltérable de répression de l'ONU en la matière. Le ministre colombien de la justice de l'époque avait joliment résumé la chose :
Luc Vinogradoff
« Les politiques sur la drogue ne peuvent pas bouger au rythme du télégraphe, alors que les problèmes se déplacent à la vitesse de l'Internet. »
Source: bigbrowser.blog.lemonde.fr