Petite histoire du cannabis chez les ibères

Par Invité ,

 

Montrée en exemple par les partisans de la dépénalisation du cannabis, critiquée par ses opposants, l’Espagne ne correspond pas vraiment à cette étiquette. Trente ans après avoir pris la tête de la libéralisation de l’usage du cannabis, la situation y est bien plus nuancée.

 

Source : ASUD

En regardant ce vieux paysan de la Sierra de la Alpujarra (les montagnes de la région de Grenade en Andalousie), au visage tanné et protégé du soleil par un chapeau de paille à larges rebords, rouler sa clope d’un mélange de tabac et d’herbe locale, je ne pouvais que penser que le bougre renouait par son geste avec une pratique qu’une partie de ces ancêtres maures avaient amenée dans leurs bagages. Le cannabis figurait, en effet, en bonne place dans la pharmacopée des médecins arabes, même si l’empreinte laissée en Espagne par la culture arabe se remarque avant tout dans la langue les coutumes, la cuisine, l’architecture (surtout en Andalousie), l’artisanat, l’agriculture ou encore la musique, avec la guitare introduite par les Maures au Xe siècle. L’usage du cannabis (faut-il rappeler qu’il n’est pas interdit par le Coran, contrairement au vin et à toute boisson fermentée ?) ne persista que chez les paysans de cette région reculée qui servit de refuge à tous les musulmans et juifs qui, en 1492, refusèrent d’être expulsés ou de se convertir au catholicisme, et aux nombreux autres rebelles dont l’histoire espagnole fut toujours très friande1.

 

Ibiza, « sea, drugs, sex and sun »

 

C’est au cours des années 60, et surtout 70, qu’on retrouve la trace du cannabis. Même si la dictature du général Franco (1939-1975) l’avait bien évidemment interdit, la lutte contre les drogues était, en effet, loin d’être une priorité pour le franquisme. C’est ainsi qu’apparaissent curieusement des « zones de tolérance » dans des boîtes de Barcelone et surtout à Ibiza. Située bien à l’écart des circuits touristiques des torremolinos et autres Marbella du bronzage idiot, cette île des Baléares voit arriver les premiers babas dont les plus fortunés achètent villas et maisons à la campagne, et commerces en ville. Principalement venus d’Europe du Nord, ils lui préfèrent la douceur du climat d’Ibiza où les flics, la terrible Garde Civile, n’ont pas reçu l’ordre d’intervenir. Une attitude très permissive pour la police d’un des régimes les plus répressifs d’Europe qui n’est pas un hasard. Le pouvoir savait bien ce qui se passait à Ibiza, que l’on s’y défonçait à longueur de journée au cannabis, au LSD et même à l’héro et à la coke. Mais les bureaucrates affairistes et pragmatiques désormais à la tête de l’État espagnol décident de tout miser sur le tourisme pour sortir du marasme économique où les avaient plongés les phalangistes purs et durs du national- catholicisme. Donc, pas touche aux turistas ! Même s’ils ont les tiffes longs, des fringues bizarres, une drôle de musique et des mœurs plutôt louches, ils amènent un peu de blé, des devises, et y en a besoin ! Et tant que le phénomène ne touchait que cette petite île perdue au milieu de la Méditerranée, le franquisme n’avait pas trop peur d’une contamination de sa jeunesse. Ibiza a certainement un peu joué le rôle de vitrine de la tolérance volontiers affichée par le franquisme à la fin de son règne, alors qu’il continuait à foutre en taule tous les opposants et condamnait à mort ceux qui osaient prendre les armes contre lui2. Ibiza, à cette époque, c’était « sea, drugs, sex and sun », comme dans More de Barbet Schroeder, avec super zizique des Pink Floyd. Malgré ses nombreux clichés sur la drogue (notamment le bel et innocent jeune allemand suivant par amour une belle blonde fatale dans « l’enfer de la défonce »), ce film donne une assez bonne idée de l’ambiance sur l’île à l’époque. Le cannabis gagne alors rapidement des adeptes chez les Espagnols, en raison de la proximité d’Ibiza, mais surtout de celle du Maroc qui jouera tout de suite un très grand rôle dans le développement de sa consommation en Espagne. Bon nombre de jeunes espagnols allaient, par ailleurs, faire leur service militaire (deux ans durant le franquisme, un an après la fin de la dictature) à Ceuta ou a Melilla où tous les trou- fions – légionnaires compris – fumaient la grifa (identique au kif, mélange de tabac et de beuh locale). Revenus à la vie civile les jeunes consommateurs prendront l’habitude de descendre au Maroc pour acheter du shit. C’est le début de ce qui recevra rapidement le nom de « Bajando al moro »3, « Descendre chez les arabes », ce qui n’a rien à voir avec les ratonnades !

 

La Movida, l’explosion des sens

 

Bien que la transition politique espagnole devînt par la suite un modèle pour passer en douceur de la dictature à la démocratie, elle commença dans la douleur : grosses manifs suivies d’une répression policière musclée, attentats fachos sanglants4 avec, en toile de fond, un terrorisme basque qui redoublait de violence, coup d’État tragico-comique du lieutenant colonel tejero qui heureusement foira piteusement… C’est toute la société qui demandait une liberté qui lui avait été refusée pendant quarante longues années. Elle la voulait tout de suite et sans aucun frein. Et ce fut le délire. Une boulimie de tout ce qui avait été interdit. Aux premières loges : le sexe, avec une fringale de liberté, en particulier pour les femmes et les gays, qui fait éclater la morale religieuse franquiste. Le ciné avec le mouvement « el destape » (tout montrer) et sa cohorte de films érotico-ringards made in Spain est à cet égard révélateur. C’est aussi la prostitution qui apparaît au grand jour. Les lois sur le divorce, la contraception et enfin l’avortement suivent tant bien que mal.

Mais c’est surtout la nouvelle attitude hyper permissive à l’égard des drogues qui fait la différence. L’exemple vient même d’en haut ! Il fallait entendre le premier maire élu de Madrid, le très aimé Enrique tierno Galvan, un vieux socialiste, prof de fac interdit d’enseigner sous Franco, lancer dans un de ses discours : « Colocarse y al loro ! », « Se défoncer et faire gaffe! » Un bouillonnement complètement fou, qui partit dans toutes les directions, une véritable explosion des sens, réellement démocratique et multidisciplinaire qui déboucha, principalement à Madrid, sur un mouvement constitué d’atomes libres, regroupant toutes les facettes artistiques (musique, ciné, théâtre, photo, peinture…), la fameuse Movida (« aller pécho » en argot de l’époque). Un raz-de-marée social qui traduisait une folle envie de vivre et de vivre vite5. La consommation de cannabis décolla à une vitesse vertigineuse, on pouvait voir des gens de tous les âges et de toutes les conditions tirer sur leur joint. Mais l’information sur le sujet étant inexistante et le discours antidrogue classique étant vécu comme réac, donc totalement rejeté, le cheval s’engouffra aussi dans son sillage. Profitant d’une répression très molle, le marché de drogues illégales se développa avec une force que l’appât du gain avait décuplée et l’on vit s’improviser dealer des gens qui n’avaient aucune expérience. Mais entre ceux qui tombèrent en taule en raison d’un manque total de précautions les plus élémentaires et ceux qui, en bons beaufs, flambèrent en caisses, filles et casinos cette véritable manne tombée du ciel, bien peu en profitèrent.

Un moment social exceptionnel donc, grandement aidé par l’arrivée de la gauche au pouvoir, du jamais vu en Espagne depuis 1939 ! L’arrivée de la gauche va renforcer l’explosion de liberté que la société avait déjà conquise au niveau de la rue. Et le cannabis dans tout cela ? Il continua son bonhomme de chemin. Imparable, il est vraiment rentré dans toutes les couches de la société espagnole : du prolo et même du beauf, en passant par le minet, le BCBG, et en terminant par le gars de la haute, tout le monde s’y est mis ! À tel point qu’il était monnaie courante de fumer son joint partout, à la terrasse de n’importe quel troquet, dans la rue, même devant des flics qui, ayant reçu des ordres, obéirent tant et si bien qu’ils étendirent ce laisser-faire à toutes les autres drogues. Je me souviens à la fin des années 80, des mecs sur un banc dans une rue du centre-ville de Madrid, une shooteuse dans la main, l’autre en train de serrer le garrot, s’envoyer un fixe sous le regard indifférent des passants…

 

Retour du bâton ou maturité ?

 

Depuis le début des années 90, la société espagnole a changé de position, d’abord vis-àvis des drogues dites « dures » – sida oblige – puis, lentement mais sûrement, du cannabis. Une longue mais inexorable dérive qui s’explique en premier lieu par l’arrivée au pouvoir de la droite et du Parti Populaire de José Maria Aznar en 1987, après douze ans de PS. En partie issue du franquisme, mais dont les jeunes dirigeants sont décomplexés vis-à-vis de ce passé, elle restera au pouvoir pendant huit ans, jusqu’à l’attentat de la branche Maghreb d’Al Qaeda qui fit 197 morts dans 3 trains à Madrid. Ce revirement de la société, désormais beaucoup plus dure vis-à-vis des drogues illégales, s’explique aussi par des raisons sociales. Après le raz-de-marée de défonce des années 70-80 et sa cohorte d’éléments négatifs, un sentiment de rejet commence à se développer vis-à-vis de l’héro, puis de toutes les drogues. Mais si des mesures locales sont prises sous la pression d’une certaine opinion, on ne peut en aucun cas parler d’un retour en arrière (policier, législatif…) au niveau de l’État. Notamment en raison de la diffusion et de la conso massive du cannabis dans toutes les couches de la société, à tous les âges depuis trente ans. Seules quelques mairies de grandes villes, principalement des municipalités de droite dite « centraliste » (PP à Madrid) ou « régionalistes » (PNV basque à Bilbao, CIU catalan à Barcelone)6 pondent finalement une législation tentant de freiner la consommation publique de toutes les drogues, y compris l’alcool (arrêtés municipaux infligeant des amendes si elle a lieu dans la rue). Même la très respectable association des « Mères contre la drogue » manifeste sa colère avec un argument imparable : « Déjà qu’avoir un fils ou une fille junk c’est pas de tout repos, mais en plus maintenant, on va devoir payer des amendes pour conso publique car nos enfants sont insolvables ! » Le cannabis est bien sûr touché par ces mesures locales qui, au départ, visaient principalement l’héro et la CC. Mais après avoir baissé les bras pendant des années, il n’est pas question pour la police nationale de recommencer la chasse aux fumeurs de joints (il est d’ailleurs notoire qu’hors service, un bon nombre de policiers en consomment), alors que d’autres produits autrement plus problématiques comme la CC se développent à un rythme préoccupant depuis dix ans7. Seule la police municipale, et uniquement dans les villes où ces arrêtés ont été pris, s’attaque de nouveau au cannabis mais assez mollement. Sauf chez les jeunes et aux abords des bahuts où une présence policière essaye de faire fuir les petits dealers de « bédo ». Et si l’âcre fumée est toujours présente dans les rues, dans les troquets, c’est fini : on le fume sur le trottoir. Reste que cet été, au bord de la piscine municipale de mon quartier à Madrid, les joints tournaient sans que le vigile ni les maîtres nageurs ne disent rien…

 

Normalisation européenne ?

 

Quant à l’appareil législatif et son versant répressif, même s’il a évolué depuis le franquisme en ne mettant plus l’accent que sur l’achat et la vente, il devient kafkaïen quand on sait que la possession est aussi interdite. tu peux consommer du cannabis (ou autre chose d’ailleurs), mais tu ne peux théoriquement ni le détenir, ni l’acheter, ni bien sûr le vendre légalement ! Pour être considéré comme revendeur, il faut cependant avoir plus de 50 g de shit en barrettes ou plus de 100 g en un seul paquet !! Avec moins, tu ne t’exposes au maximum qu’à une contravention. Si les lois sont assez cool, elles ont toujours gardé en théorie une approche répressive. Seule la particularité de la situation sociale qui a débouché sur une grande permissivité a donc rendu possible cette spécificité à l’espagnole. Alors que la politique de tolérance aurait dû laisser place à une totale dépénalisation, il aura malheureusement suffi d’essayer de mettre un terme à la consommation publique pour changer un peu et revenir à une certaine homogénéité européenne. Parallèlement, le mouvement en faveur de la dépénalisation en Espagne semble vouloir forcer la main au politique, en agissant sur d’autres terrains, commercial par exemple. On assiste ainsi à l’installation au grand jour d’un véritable marché de magasins vendant des articles pour consommer et cultiver le cannabis. Mais à la différence de ce qui se passe en France, ceux-ci deviennent assez vite de véritables coffee shops à l’espagnole, où le consommateur peut acheter la production du proprio dans l’arrière boutique. Internet aidant, toute une culture sur le cannabis apparaît également depuis quelques années, avec pour chef de file la revue Cañamo, le porte-parole du mouvement en faveur de la libéralisation du cannabis.

Ce dernier est peu à peu devenu un véritable groupe de pression politique dont les idées sont reprises par certains partis (Izquierda Unida…) et dont les manifs festives avec, par exemple, fumette d’un méga joint pouvant facilement être inscrit au Guiness des records par sa taille gigantesque, ont marqué l’actualité. Beaucoup de jeunes et moins jeunes cultivent du cannabis en placard ou à l’air libre, mais toutes les tentatives de forcer la main à l’État pour vendre publiquement ont pour l’instant échoué. Seul le volet thérapeutique (cultiver pour ne vendre qu’à des patients dûment répertoriés et atteints de pathologies lourdes comme le cancer, le sida ou le glaucome) semble pour l’instant bénéficier d’une certaine tolérance, car il se développe dans une aire de non droit et ne concerne que deux points de vente en Catalogne et au Pays basque. Ces expériences devraient d’ailleurs servir de révélateur sur les intentions futures du gouvernement dans ce domaine.

 

Conclusion

 

Si l’Espagne et sa permissivité sont donc complexes, il n’en reste pas moins vrai qu’à défaut d’être un exemple à suivre en raison de sa spécificité liée à une situation historique et sociale bien précises, ce pays demeure une référence dans la manière d’aborder la question des drogues, et tout particulièrement le cannabis. L’Espagne ne peut, en effet, servir d’exemple car les différents gouvernements qui se sont succédé n’ont jamais eu la volonté politique d’aller jusqu’au bout de leur démarche en dépénalisant totalement le cannabis, et en y incluant la possession, l’achat et la vente. Une réforme qui serait enfin en accord avec une réalité où l’usage de cannabis est devenu une pratique populaire, rendant complètement obsolètes les lois existant dans ce domaine. Mais si le courage politique a manqué, en particulier aux socialistes pères de l’actuelle situation, il aurait aussi fallu entreprendre une véritable information sur les drogues. Un travail qui n’a pas ou mal été réalisé, et il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Le gouvernement de Felipe Gonzalez a laissé passer sa chance à l’époque de la Movida. Celui de Zapatero va-t-il lui aussi manquer l’opportunité offerte par la banalisation sociale du cannabis en Espagne pour mettre enfin tout au même niveau ?

 

Speedy Gonzalez

 


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dire que j'y suis encore jamais allé!

c'est un tort

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Salut Polo,

 

il n'est jamais trop tard pour bien faire.

 

aahhh! Granada et son Alhambra, merveilleux palais Maure qui scintille de beauté, et ses Andalous sympathiques et super accueillants.

Sans parler de la beauté des Andalouses.

 

Si tu vas une seule fois en Espagne tu y retourneras toute ta vie.

Quelle énergie et vitalité débordante, j'aime ce pays et ses habitants.

 

Et en plus la meilleure culture outdoor d'Europe!

 

Cordialement

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Tres bon article, un peu d'histoire ça peut pas faire de mal ...

 

une reflexion me vient ...

 

Pourquoi faut il toujours qu'une grosse guerre ou dictature se termine pour pouvoir enfin avoir un peu de liberté ?

c'est un mouvement sinusoïdal, d'abord la repression policiere, ensuite arrive la dictature, apres on fait une "bonne guerre" , et enfin selon le resultat on a un lachage general de la population qui part en sucette (saint germain des pres , c'etait un peu ça aussi ...)... le temps passe et on en revient au point de depart , les "drogués" redeviennent des parias, repression policiere, et retour a la case depart ...

 

J'ai malheureusement peur de savoir a quelle phase nous en sommes en ce moment en france ... c'est pas moi qui l'ai dit , mais je vous rapelle qu'en france la guerre a la drogue est declaré !!! vivement l'armistice qu'on puissent tous rigoler tous ensemble !!!

 

a bon entendeur ...

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J'ai trouvé ton article très intéressant à lire et très bien écrit :supair:

 

"Je me souviens à la fin des années 80, des mecs sur un banc dans une rue du centre-ville de Madrid, une shooteuse dans la main, l’autre en train de serrer le garrot, s’envoyer un fixe sous le regard indifférent des passants…"

 

 

Je rebondis sur cette phrase en témoignant que dans les années 77 à 80, dans tte l'Italie des piazze, la même scène, le shoot en plein air, les seringues au sol ou fichés dans le tronc des arbres.

 

L'héroine était devenu si bon marché qu'un nombre impressionnant de gens s'y sont engouffrés, pour leur plus grand malheur, car la plupart sont morts aujourd'hui. Par contre, le cannabis lui, commençait à devenir plus cher, de moindre qualité et plus difficile à trouver...A l'époque le grand buiseness qui s'est développé était celui de l'héro, ensuite quelque années plus tard, c'était la coke qui avait la cote et représente encore aujourd'hui le pétrole blanc :-(

 

:kana_smyle:

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