Quand je suis rentrée en Hollande après quinze ans en Inde, je trouvais le hasch dégueulasse, alors j'ai décidé de le faire moi-même. J'avais appris la technique en Afghanistan en 1968.» La femme qui raconte cette histoire a 59 ans et pas vraiment le look d'une sauvageonne attardée. «Un soir, en regardant tourner mon séchoir électrique, je me suis dit qu'avec la force centrifuge, on pourrait récupérer la résine......des feuilles de cannabis pour faire du hasch.» Après diverses tentatives infructueuses, Mila met au point le Polinator, probablement le premier appareil électrique à faire du hasch au monde. L'histoire aurait pu s'arrêter là si, en 1994 et en bonne Néerlandaise, cette mère au foyer n'avait pas décidé de commercialiser son invention (pour laquelle elle a obtenu des subventions du ministère des Nouvelles Technologies). Si l'on fabrique aujourd'hui du hasch à Amsterdam, c'est à Mila qu'on le doit. Son Polinator se vend jusqu'en Amérique. Et si elle prend toujours soin de ses enfants, c'est que trois d'entre eux sont salariés de sa PME.
En ce dernier vendredi de janvier, Mila affiche un grand sourire : un hasch de sa composition vient de remporter un prix à la septième Highlife Hemp Fair, la foire internationale du chanvre d'Utrecht. Au cours de ce salon, qui sur trois jours a attiré cette année 15 000 visiteurs venus de toute l'Europe, 15 juges triés sur le volet (qui ont reçu les échantillons deux mois auparavant) départagent les 164 herbes et haschisch néerlandais en compétition. Comme ils le feraient pour des grands crus de vin. Et comme pour les médailles agricoles, pour les vainqueurs de la Cannabis Cup, chaque prix signifie l'ouverture de nouveaux marchés potentiels.
Car depuis le début des années 90, ce secteur est devenu une industrie à part entière. Un phénomène qu'Adrian Jansen, ancien professeur d'économie à l'université d'Amsterdam et spécialiste du marché des drogues, qualifie d'«avalanche verte». En dix ans, les Néerlandais, qui importaient tout le cannabis qu'ils consommaient, sont devenus non seulement autosuffisants, mais également exportateurs. Selon l'économiste, les 40 000 cultivateurs locaux auraient une production avoisinant le demi-milliard d'euros. L'essentiel serait assuré par des amateurs éclairés récoltant moins de 10 kilos par an. «Les petites exploitations domestiques de cannabis placent les autorités face à un dilemme, reconnaissait, dès 1995, le ministère de la Santé dans un document officiel. D'un côté, il y a une tendance positive qui fait que les coffee shops s'approvisionnent chez des petits producteurs, hors de tout circuit criminel. De l'autre, il y a un risque que certains de ces petits producteurs soient rattrapés par des organisations criminelles. Ce qui est déjà arrivé.»
Depuis cette époque, le marché a explosé. En incluant toutes les activités de la «filière cannabis» néerlandaise (engrais, coffee shops, marchands de machines électriques à rouler les joints, etc.), le chiffre d'affaires global du secteur se situe, selon les estimations, entre cinq et dix milliards d'euros par an. Soit entre 1 et 2 % du PIB hollandais... Une partie de ce business est légale et rapporte des taxes au gouvernement, l'autre pas. A titre de comparaison, le hasch marocain générerait un chiffre d'affaires, entièrement clandestin, de dix milliards d'euros. Ou, dans un autre registre, la valeur totale de la production de fleurs coupées en Hollande, leader mondial, était en 2002 de 3,45 milliards d'euros...
De plus, explique Adrian Jansen, «le secteur étant très rentable, il est propice à l'innovation technologique. Qui se répand ensuite dans le reste de l'économie». Un fabricant de ventilateurs qui avait monté sa société pour la culture de cannabis en intérieur équipe ainsi aujourd'hui l'aéroport d'Istanbul. Stade ultime de la normalisation, un fabricant de placard à culture de cannabis propose d'acheter son invention à crédit, tandis qu'un marchand de joints vides préroulés (pour les coffee shops) avoue délocaliser sa production en Indonésie. Ici, on est à des années-lumière de la culture hippie.
A Utrecht, tout se passe sur fond de techno, bière gratuite et vendeuses aux seins nus. Une ambiance à mi-chemin entre salon du bricolage et saloon du racolage, au milieu d'une futuriste ruée vers l'or vert. Au coin d'une allée, une bonne soeur en porte-jarretelles distribue des pousses d'herbe, tandis qu'un plant de cannabis sur pattes vante les mérites d'un marchand de lampes. Et inutile d'allumer un pétard, ici même l'air ambiant serait testé positif. «Les Pays-Bas ont depuis longtemps obtenu le libre accès à l'herbe, explique l'écrivaine Michka, spécialiste française du chanvre et l'un des deux seuls non-néerlandais du jury de la Cannabis Cup. Le côté revendicatif a disparu au profit de l'aspect technico-commercial. En France, on fait comme si les fumeurs n'existaient pas. Ici, c'est une école de réalité.» Et la réalité, ce sont aussi les nouveaux acteurs de ce milieu. «La première génération était constituée de personnes que l'on qualifierait en France d'activistes. Désormais, on trouve des gens mus par une stricte volonté commerciale.»
Marié, deux enfants, costume rayé et talkie-walkie en permanence à la main, Boy Ramsahai est le type même de cette nouvelle génération d'entrepreneurs. L'organisateur de ce salon, c'est lui. Lui qui accepte en toute modestie la qualification de «millionnaire du cannabis» et vendait, il y a quinze ans à peine, des livres et des CD en porte-à-porte. Il est aujourd'hui à la tête d'un véritable empire commercial. Son secret ? Dans ce milieu, les profits des uns sont aussi un peu les siens. Il y a treize ans, il avait alors 25 ans, Boy Ramsahai a créé Highlife, le premier magazine hollandais spécialisé dans le chanvre. Non pas qu'il se soit découvert la fibre journalistique, ou qu'il se soit pris de passion pour cette plante  il ne fumait pas de pétards et en fume toujours très peu Â, mais il avait «senti un marché à prendre». Son magazine truste aujourd'hui la publicité d'une part importante des 800 coffee shops et 400 growshops (pour le matériel de culture). Quelques années plus tard, il crée un bimensuel gratuit, Soft Secrets, dont il existera très vite une version anglaise, puis française, puis espagnole... Au total, plus de 150 000 exemplaires diffusés dans toute l'Europe.
La foire du chanvre et sa Cannabis Cup offrent à ses annonceurs un autre vecteur pour se faire connaître. Cerise sur le gâteau, cette année, Boy Ramsahai sera largement bénéficiaire. «De toute façon, c'est une bonne opération de relations publiques. Ce business est de plus en plus professionnel et moi, j'ai l'intention d'être un acteur de poids sur ce marché.» Pour cela, son meilleur atout, le plus rentable en tout cas, est probablement son commerce de graines de cannabis, monté il y a quatre ans. Car les graines, c'est le nerf de la guerre. A la fois élément déclencheur de l'«avalanche verte» et révélateur du «paradoxe néerlandais».
Le déclencheur, car c'est par elles que, dans les années 80, toute cette saga industrielle a commencé. Chassés par la guerre à la drogue de Reagan, des spécialistes californiens viennent trouver refuge aux Pays-Bas. Dans leurs valises, des techniques de culture donnant des variétés d'herbe au rendement alors inimaginable. Le cannabis ainsi obtenu, appelé sensimilla, «est à la base de l'économie moderne du cannabis», rappelle Adrian Jansen. L'environnement favorable fera le reste : les Pays-Bas sont alors le seul pays occidental à autoriser la production de semences de cannabis et sont déjà l'un des leaders mondiaux de la culture maraîchère sous serres. En 1985, la sensimilla est pour la première fois produite en intérieur : la fameuse skunk est née. Il s'en vend aujourd'hui dans le monde entier : 75 % des graines viendraient des Pays-Bas. Entre 1 et 10 euros l'unité, le marché est énorme. Le mastodonte du secteur, la Sensi Seed Bank (qui a raflé un tiers des récompenses à la Cannabis Cup), salarie plus de 100 personnes dans ses différentes filiales.
C'est là qu'intervient le «paradoxe». Il y a six ans, sous pression des gouvernements étrangers, La Haye a interdit la production de graines. Tout en continuant à en autoriser la vente. «Les Néerlandais sont des commerçants, et la prohibition, ce n'est pas bon pour le commerce», avance Jansen. Officiellement, les marchands de graines prétendent donc aujourd'hui s'approvisionner à l'étranger. Selon un Français bon connaisseur du secteur, ces derniers créeraient en fait des sociétés dans des paradis fiscaux pour se procurer les factures de graines... qui sont toujours produites sur le territoire néerlandais.
Aujourd'hui, saturé par une concurrence acharnée, le marché national est arrivé à maturité, mais, comme le résume un exposant d'Utrecht, «le monde est notre marché». Derrière l'avalanche verte européenne se trouvent beaucoup d'entrepreneurs néerlandais. Et avec l'aide de ces spécialistes et de leurs inventions, le Vieux Continent produirait aujourd'hui, toujours selon Adrian Jansen, 25 % de sa consommation de cannabis. Avec des pics à 90 % en Suisse, 50 % en Angleterre, 40 % en Espagne... Régulièrement, à Berne, Barcelone, Berlin ou même Paris, tout ce petit monde tient salon. A l'échelle européenne, c'est toute une industrie qui est en train de voir le jour, celle de l'eurocannabis. «Et l'eurocannabis, conclut Jansen, c'est le symbole même que la guerre à la drogue est perdue. Avant, on empêchait l'herbe d'entrer dans nos pays. Aujourd'hui, elle pousse dans toutes les arrière-cours d'Europe.»
Par Arnaud AUBRON
Libération
mardi 24 février 2004
Utrecht (Pays-Bas) envoyé spécial
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