Où va l'argent du kif?

Par Invité ,

Un chiffre, un seul, donne la dimension du problème. Les chiffres peuvent être utilisés comme des caches, des instruments de travestissement de la réalité. Celui-là dévoile, impressionne, intrigue et inquiète. Douze milliards de dollars, tel est le produit généré par le trafic de haschisch d'origine marocaine sur le marché européen. Cela fait dix milliards d'euros et cent quatorze milliards de dirhams. C'est ce qui vient d'être révélé par une enquête réalisée conjointement par l'Agence de développement du Nord et l'office des Nations Unies contre la drogue et le crime.

Bien qu'il s'agisse d'une estimation statistique, la somme ainsi dégagée est une déduction arithmétique aux données très simples. 735 tonnes de résine de cannabis ont été saisies en Espagne et 66 au Maroc, soit un total de 801 tonnes sur une production de 3080 tonnes. La soustraction donne environ 2300 tonnes non saisies, donc propres à la consommation. À raison de 5,4 dollars le gramme, cela fait douze milliards de dollars. Le compte est bon; les jeux sont faits; rien ne va plus.

 

 

Source: Maroc-hebdo

 

 

 

Récolte

Place au calcul mental, les rapprochements numériques se bousculent. Avec douze milliards de dollars, on n'est pas loin de la dette extérieure du Maroc estimée à quatorze. De même que le pactole du kif représente près du tiers des 37,3 milliards de dollars du produit intérieur brut du pays (PIB).

Du haut de ces montagnes de dollars, on est pris de vertige. On se dit, mais qu'est ce qu'on attend pour être riches ! Pourquoi a-t-on des difficultés à boucler les fins d'années budgétaires ? Seulement voilà, il semble qu'on ait le kif, mais pas l'argent du kif, en tout cas pas plus qu'une infime partie visible, des miettes qui ne découvrent pas l'immensité immergée de l'iceberg. La récolte de cannabis de 2003 n'a rapporté aux cultivateurs que deux milliards de dirhams, soit deux cent quatorze millions de dollars. Ce qui représente 0,57% du PIB. Par famille, le revenu moyen tiré de la vente du cannabis s'établit à environ 20.900 Dh par an, soit 2237 Dh par personne(223.7 €/pers). Une misère.

La misère, il faut aller la chercher dans ce Rif géographiquement difficile d'accès et historiquement rebelle. Qui s'y frotte, s'y casse les dents. Les coloniaux espagnols face à Abdelkrim El Khatabi et les gendarmes à l'épreuve des trafiquants du kif. Longtemps après l'indépendance, le Makhzen au sens traditionnel du terme n'avaient toujours qu'une présence à peine tolérée. Ce à quoi le pouvoir central a réagi par une bouderie désastreuse qui a fait du Rif une zone officiellement maudite et délibérément non-inscrite dans le processus de développement du pays. Un indicateur significatif, les chemins carrossables lentement transformés en routes goudronnées, sont plus Est-Ouest que Nord Sud. C'est dire que cette région inhospitalière, pour cause de nature ingrate et d'encavement politique, a de tout temps vécu en autarcie. Sur et autour du kif. Il n'y avait que le kif pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent. Introduit par les immigrants arabes au VIIème siècle, le kif a colonisé tout le rif central dès le XVème siècle.

Cette plante innervante semble avoir toujours été là, comme pour aider les populations rifaines à survivre, à améliorer le quotidien en accompagnant l'orge et le mäs.

Lorsqu'on aborde le pays Sanhaja par la trouée de Taza, par les Beni Zéroual et le fameux «bureau Ghafsaye», on est de plain pied à Bab Berred, puis Ketama. Dans ce Katmandou marocain, on est d'abord accueilli par le mulet, le quatre-quatre de ces contrées escarpées. S'alignent alors en escaliers, comme dans un immense amphithéâtre, des cultures en terrasses et des villages suspendus à mille mètres d'altitude. Une impression de hauteur, sans que l'on soit vraiment en haute montagne. C'est juste l'impact d'un cadre sauvage où le ciel est trop bas, trop proche pour qu'il ait oublié cette terre et les hommes qui y vivent. Envers et contre tout. Avec le kif en héritage. Le kif comme affaire de famille, de père en fils. On connaît toutes les subtilités de cette plante providentielle et fragile, depuis la semence jusqu'à la récolte.

Et après la récolte, que se passe-t-il ? Eh bien, après, ce n'est plus une affaire de famille. Entrent en scène les intermédiaires, lorsqu'ils n'achètent pas sur pied, ou qu'ils ne supervisent pas tout le processus de production, en fournissant semence et angrais. Ce sont les commis des gros revendeurs qui réceptionnent la récolte.

 

 

 

Misère

Commence alors la longue chaîne de transformation et de commercialisation. Les producteurs n'en sont pas totalement éjectés, mais très faiblement représentés et très pauvrement rémunérés. 34% du cannabis sont directement transformés en poudre par les exploitants, mais il faut pas moins de 100 kg brut pour obtenir 6 à 7 kg de poudre, le rendement à l'hectare étant de 63 kg pour les espaces irrigués et de la moitié, 33, pour les cultures bour.

Quant aux tarifs, ils sont de 35 Dh le kg de brut et 900 Dh le kg de poudre. Si l'on tient compte de l'exiguäté des parcelles, moins d'un hectare en moyenne, et de la forte densité, le revenu à la source est évidemment faible. D'autant que le séchage et la mise en poudre du kif demandent 6 mois de préparation. Beaucoup de travail, donc, pour pas grand-chose et pour beaucoup de bouches à nourrir.

C'est pourtant cette misère-là qui produit des milliards en dollars. Du brut à la poudre, et de la poudre à la résine, les prix connaissent une progression exponentielle. L'unité n'est plus le vulgaire kilo, mais le gramme des orfèvres. La résine se négocie à 5,4 dollars le gramme, soit 54 Dh. Multipliez par mille, puis par les 3080 tonnes mises en vente et vous obtiendrez la manne à peine croyable de douze milliards de Dollars. Ce montant ne peut être que vrai, car c'est quasiment sous forme de résine que le kif est consommé sur le marché européen. Le passage de la poudre à la résine demande des équipements un peu plus que rudimentaires, vu les quantités transformées, encore une fois 3080 tonnes, pour 2003. Où se fait cette transformation ? Si l'on en croit les statistiques de la Central intelligentsia criminal (espagnole), la réduction de la poudre en lingots de résine ne pouvait se faire qu'au Maroc. Puisque 61,16% des saisies de résine se sont faites sur les plages du littoral espagnol, en provenance du Maroc, contre 27,25% à l'intérieur de l'Espagne, 4,42% en mer Méditerranée et 7,15% en zone portuaire sous douane.

 

Maroc-hebdo


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