Dans la petite localité de Senada, tous les habitants cultivent le kif, seul moyen de subsistance dans une région marquée par la pauvreté et le racket. Saïd est l’un d’eux.
Crédit: Tarek Bouraque
« C’est mon père qui a commencé, il y a 25 ans, à cultiver du kif sur une petite parcelle de 1000 mètres carrés », nous confie Saïd, qui entame ses cinquante printemps. Toute sa vie d’adulte, il n’a vécu que grâce à cette plante. Comme les autres paysans de la région, Saïd n’est pas propriétaire du terrain qu’il cultive. L’écrasante majorité des paysans est donc doublement menacée: d’abord par l’illégalité des cultures, puis par le risque que le propriétaire des terrains cultivés débarque à tout moment.
Nous sommes à cinquante kilomètres d’Al Hoceïma. Dans ce décor, une énorme kasbah surgit de nulle part dans la plaine où est situé le petit village de Senada. La légende veut que la forteresse ait été construite par les Almohades il y a huit siècles, au moment où Maroc et Andalousie ne faisaient qu’un. Aujourd’hui, deux cages disposées de part et d’autre de la kasbah laissent penser que l’édifice historique sert de terrain de football. Laissée à l’abandon, la citadelle est entourée de toutes parts de champs de cannabis. C’est ici que démarre la longue ceinture du kif, qui va de Senada à Ksar El Kébir.
Feu vert de l’État
Dans cette vallée qui compte environ douze mille âmes, « 100% des habitants vivent directement ou indirectement de la culture du kif », nous affirme Mohamed Bounab, acteur associatif. C’est d’ailleurs ce dernier qui nous a fixé rendez-vous avec Saïd, un des rares paysans cultivateurs de cannabis à avoir accepté de se confier. A quelques pas de la citadelle en ruines, le cultivateur nous reçoit chez lui, dans sa fermette au charme bucolique. « Entrez, vous êtes les bienvenus », nous lance-t-il, affable, avant de se précipiter à la cuisine pour nous préparer du thé.
L’introduction du kif à Senada date de 1985, après une rude période de sécheresse. « La localité s’était vidée de ses habitants. La majorité a émigré, seuls quelques-uns sont restés pour surveiller les propriétés en cas de retour à Senada des propriétaires. A ce moment, un des notables et gouverneur de la région avait donné son feu vert aux paysans pour introduire la culture du kif », rapporte Mohamed Bounab, entre deux gorgées de thé. A cette époque, le Rif sort d’une période de tension, les émeutes du Rif ont eu lieu un an auparavant, la rupture entre la région et Hassan II est consommée. Le père de Mohammed VI avait, dans un discours adressé à la nation, traité les habitants du Rif de « racaille » (awbach dans le texte), vivant « du vol et de la contrebande ». C’est ce qui explique, selon Mohamed Bounab, que « la culture de cannabis ait alors été encouragée par l’État pour éviter à la région de nouveaux soulèvements ».
Sur la route des « tamtams »
Tout au long de notre visite dans ce bout de Maroc, l’écho des « tamtams » des petites exploitations du village nous a accompagnés. Chaque jour, Saïd et les autres petits cultivateurs transforment la résine de cannabis en poudre en utilisant des tamis sur lesquels ils tapent avec deux bâtons de bois. Cette symphonie des percussions marque la transformation du kif en haschich. Compressé en boulettes ou plaquettes, ce haschich voyagera vers les marchés nationaux et internationaux.
Où est alors l’État à Senada? Ici c’est la gendarmerie royale qui veille sur la région. Notre cultivateur explique entretenir des relations très tendues avec ces représentants de l’autorité. « La gendarmerie, je n’en ai pas peur. Ils débarquent tous les 28 du mois. Dès qu’ils m’entendent transformer mon kif en haschich, ils viennent prendre leur commission. C’est comme si je leur payais un loyer », témoigne, avec beaucoup d’humour, Said. Quand nous lui demandons s’il a essayé des cultures alternatives, il réagit vivement: « Que voulez-vous cultiver sur 1000 mètres carrés. Des tomates? J’y perds plus que j’y gagne. Les céréales, n’en parlons même pas. Seul le kif me permet de dépanner». Selon l’Observatoire français des drogues et toxicomanies, la culture de cannabis « est 12 à 46 fois plus rentable que les cultures de céréales ».
La peur et deux sous
Cette année, le haschich se vend à 5 dirhams le gramme, bien loin des 20 dirhams le gramme des années 1990. « C’est dû, en partie, à la dépénalisation survenue dans certains pays européens, où ils commencent à cultiver sur place leur propre cannabis », affirme Mohamed Bounab. « On ne fait que survivre », soupire Saïd. Les paysans comme Saïd constituent la première chaîne du trafic de cannabis. Du bznass (l’intermédiaire, ndlr) à “l’exportateur” jusqu’au revendeur final, le produit prend de la valeur. Il peut être vendu jusqu’à 120 dirhams le gramme en Europe. Mais Saïd en veut particulièrement aux barons de la drogue: « C’est dégoûtant. Certains se sont fait des millions alors qu’ils ne sont jamais allés à l’école. Nous, nous n’avons rien, à part la peur et deux sous ».
Dans la caverne d’Ali Baba
Lorsque nous évoquons avec lui le débat sur la dépénalisation du cannabis, Saïd acquiesce: « Oui, j’en ai entendu parler. Bien sûr que c’est une bonne chose. Personne ici ne veut continuer à vivre dans la peur ». Mais si ce dernier affiche sa connaissance du débat en cours sur la dépénalisation, certains petits paysans demeurent tout de même perplexes. « Il y a une peur face à l’inconnu. Ils ne savent pas dans quelles conditions cette légalisation pourrait se faire. Mais quand vous usez de pédagogie avec ces gens, qui sont pour la plupart analphabètes, ils finissent par comprendre. Personne n’est contre quelque chose qui va dans son intérêt », nous explique l’acteur associatif.
Alors que nous nous apprêtons à remercier Saïd pour son hospitalité, le paysan insiste lourdement pour nous montrer sa « caverne d’Ali Baba ». Une petite chambre, coincée entre un poulailler et une petite grange, lui sert de lieu de stockage de la récolte. Nous n’avons pas encore franchi la porte que l’odeur de chanvre nous arrive déjà. « Voici le résultat de quatre mois de travail. Il doit y avoir ici entre entre 400 et 500 kilos de kif ». Combien espère-t-il gagner en vendant sa récolte? « Pas plus de 15 000 dirhams. Ce qui constitue mon unique revenu durant toute une année. C’est avec ça que je dois nourrir ma famille et envoyer mes gosses à l’école», nous lance le cultivateur. A Senada, tout le monde vit dans l’illégalité, tout le monde le sait, et tout le monde attend un geste de l’État pour qu’enfin le statu quo soit brisé et que les milliers de cultivateurs de kif puissent vivre dignement de leur labeur.
Source: telquel.ma
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