En décidant de légaliser le cannabis à compter du 17 octobre, le Canada a signé l’arrêt de mort de la prohibition du pot dans le monde.
Left Image: Photo via National Archives and Records Administration/Ronald Reagan Presidential Library & Museum. Right Image: Wikimedia Commons
Les États-Unis sont depuis longtemps la police anti-stupéfiants du monde, mais, depuis qu’ils ont lâché prise et que neuf États américains ont légalisé le cannabis, les traités internationaux en vertu desquels les pays ne peuvent établir leurs propres politiques en matière de cannabis sont essentiellement caducs. Et la décision du Canada pourrait rendre cette situation permanente.
« Je pense que c’est un coup dur contre les traités et accords internationaux qui ont empêché les pays d’aller à l’encontre de l’hystérie américaine », dit Kassandra Frederique, directrice de la Drug Policy Alliance, un OSBL de New York.
Même Smart Approaches to Marijuana, un OSBL d’Alexandria en Virginie qui est parmi les plus ardents adversaires de la légalisation, a admis dans une présentation PowerPoint que « la légalisation est maintenant une réalité et elle gagne du soutien chaque année ».
« Pour le dire dans des mots simples, la légalisation au Canada, c’est énorme », ajoute Tom Angell, rédacteur en chef de Marijuana Moment, l’une des principales sources de nouvelles en ligne sur le cannabis et militant de longue date en faveur de la légalisation. « Bien que ce soit le deuxième pays, c’est le premier grand acteur économique mondial à le faire. »
L’Uruguay a déclaré qu’il légaliserait la marijuana en dépit du droit international en 2013, mais la vente n’a commencé que l’année dernière. Ce pays sud-américain n’a pas le statut du Canada, qui est selon le Fonds monétaire international la dixième plus grande puissance économique du monde.
La décision du Canada marque ainsi le début d’une nouvelle période, mais elle n’aurait peut-être jamais été prise si les États-Unis n’avaient pas d’abord cessé d’y faire obstacle. Ils ont longtemps soutenu et en grande partie fait appliquer la prohibition internationale. Mais, depuis 2012, année où le Colorado et l’État de Washington ont été les premiers à voter en faveur de la légalisation de la consommation de cannabis à des fins récréatives et que l’administration Obama a décidé de laisser faire, les États-Unis ont été plutôt muets, à une exception notable près.
En 2014, William Brownfield, le secrétaire d’État assistant des États-Unis aux International Narcotics and Law Enforcement Affairs, a déclaré aux journalistes affectés à l’Organisation des Nations Unies (ONU) que le monde doit « tolérer différentes politiques nationales sur les drogues » et « accepter le fait que certains pays auront des approches très strictes en matière de drogues », tandis que d’autres « légaliseront des catégories de drogues en entier ».
Il a soutenu l’idée d’une interprétation « souple » de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 et de ses mises à jour ultérieures, bien que ni les États-Unis ni l’Organe international de contrôle des stupéfiants, qui fait partie de l’ONU, n’aient auparavant considéré que ces lois autorisaient quoi que ce soit s’approchant d’une légalisation de substances illégales.
Les États-Unis ont longtemps utilisé leur pouvoir pour dissuader les pays d’adopter des réformes même mineures en matière de drogues. Entre 1986 et 2002, les États-Unis accordaient ou retiraient une « certification » aux pays considérés comme des sources importantes de drogue, principalement ceux d’Amérique latine. En vertu de cette politique, les pays ont été évalués chaque année par les politiciens américains pour leur degré de conformité aux priorités de l’Oncle Sam en matière de lutte contre les drogues. Les pays qui se voyaient retirer leur certification risquaient de perdre la quasi-totalité de l’aide américaine qu’ils recevaient et même l’accès à des prêts internationaux.
Sans surprise, cette politique unilatérale restait en travers de la gorge des pays visés, et, longtemps, elle a permis aux États-Unis de tuer dans l’œuf même les plus modestes tentatives d’assouplir les politiques antidrogues.
En 2001, par exemple, lorsqu’un comité du gouvernement de la Jamaïque a recommandé la décriminalisation de la possession de cannabis à l’intérieur de ses propres frontières, même pas la légalisation de la vente, plutôt une simple élimination des arrestations pour possession personnelle, l’ambassade américaine a déclaré aux médias qu’elle était opposée à cette politique et que, advenant son adoption, le pays pourrait perdre sa certification. Le gouvernement jamaïcain n’a pas suivi la recommandation.
Et en 2006, le président mexicain Vicente Fox a refusé d’approuver un projet de loi décriminalisant la possession de drogue qu’il avait lui-même soutenu après que les États-Unis ont fait publiquement pression sur lui.
Les États-Unis ont même essayé d’empêcher d’autres pays, y compris des puissances européennes, de mettre en place des mesures pourtant éprouvées de réduction des méfaits, comme les services de remplacement de seringues pour prévenir la propagation du VIH. Selon Sanho Tree, directeur du Drug Policy Project de l’Institute for Policy Studies, un think tank de Washington, « les États-Unis ont lutté pendant des années contre l’utilisation du terme réduction des méfaits et s’en prenaient aux pays qui l’employaient » à la réunion annuelle de la Commission des stupéfiants de l’ONU.
D’ailleurs, lorsque le Canada a tenté d’ouvrir le premier centre d’injection supervisée en Amérique du Nord en 2003, un représentant du consulat américain a déclaré aux fondateurs du programme que les États-Unis l’interdisaient, lit-on dans Fighting For Space, un livre sur la réduction des méfaits de Travis Lupick. Le Canada est quand même allé de l’avant. C’était peut-être un précédent encourageant pour les tenants canadiens de la légalisation contre les croisades américaines moralisatrices.
Pour sa part, Emily Dufton, auteure de Grass Roots : The Rise and Fall and Rise of Marijuana in America, n’est pas aussi convaincue que d’autres à qui j’ai parlé que la décision canadienne sera le clou dans le cercueil de la prohibition. Elle fait remarquer que, dans les années 70, la marijuana a été presque décriminalisée à l’échelle nationale aux États-Unis, avant qu’on exploite les craintes par rapport à l’utilisation accrue chez les adolescents pour susciter une vaste réaction négative. Elle concède toutefois que les tenants de la légalisation font moins d’erreurs aujourd’hui et qu’elle est « en voie d’être un peu plus convaincue ».
La loi sur la légalisation au Canada laisse le soin aux provinces de décider des détails de la vente aux provinces, ce qui produira diverses réglementations au pays, avec des degrés variables de rigidité et de liberté. Certaines provinces autoriseront des entreprises privées à vendre des produits du cannabis, d’autres autoriseront seulement une société d’État; certaines autoriseront la consommation dans les espaces publics, tandis que d’autres l’interdiront. L’avantage, c’est que cette diversité permettra aux chercheurs d’étudier les effets positifs et négatifs des différentes approches.
Parallèlement, plus de 60 % des Américains — y compris une majorité de républicains, selon un sondage Gallup de l’année dernière — sont maintenant en faveur de la légalisation. Et même des opposants de longue date comme le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, s’y font : un haut fonctionnaire a déclaré au New York Times que le gouverneur se demande maintenant non pas si, mais comment se fera la légalisation. Mercredi dernier, le chef de la minorité au Sénat, Chuck Schumer, partisan de longue date de la guerre à la drogue, a présenté un projet de loi visant à décriminaliser la marijuana au fédéral en la retirant de la liste des substances réglementées.
Les États-Unis ont perdu d’autres récentes batailles contre le progrès à l’étranger : la Jamaïque a finalement adopté la décriminalisation en 2015, le Mexique avait commencé à décriminaliser en 2009 et a légalisé la culture pour consommation personnelle en 2015. Et, selon Sanho Tree, l’Allemagne a mené une charge contre le rejet américain du terme réduction des méfaits à la Commission des stupéfiants de l’ONU. La prescription d’héroïne pour traiter la toxicomanie est désormais légale en Allemagne, en Suisse, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et au Danemark.
Bien que la Russie ait condamné la légalisation au Canada, il n’y a pas de mécanisme pour forcer un pays à respecter les traités de l’ONU sur les stupéfiants, et il est peu probable que Moscou sanctionne elle-même le Canada ou lui déclare une guerre commerciale.
Donc, la dixième plus grande économie du monde profitera d’une gigantesque nouvelle source de revenus que les États-Unis, à l’échelle fédérale du moins, n’auront pas. Et les douaniers américains devront se dépêtrer avec ce casse-tête, jusqu’à ce que les politiciens américains admettent que la prohibition du pot est bel et bien chose du passé.
Source: vice.com
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