Les trafiquants de Sevran ont du mal à se projeter dans un monde où le cannabis serait légalisé - ce que propose Gatignon, leur maire.
Devant le porche d'un hall d'immeuble de la cité de Rougemont à Sevran, en Seine-Saint-Denis, cinq jeunes se relaient pour guetter et dealer depuis le début de l'après-midi. La nuit tombée, les clients affluent. En l'espace d'une heure, une trentaine d'entre eux viendront acheter leur barrette de shit aussi naturellement qu'une baguette de pain dans une boulangerie.
Ici, la légalisation semble déjà entrée en vigueur depuis longtemps…
En finir avec les dealers ?
Prenant acte de l'échec de la politique répressive et du coût qu'elle fait peser sur la collectivité (un montant annuel de 3 milliards d'euros selon Terra Nova), Stéphane Gatignon souhaite aujourd'hui « un changement de paradigme ».
Dans son livre coécrit avec Serge Supersac (ancien flic de terrain), le maire de Sevran propose ainsi d'en « finir avec les dealers » et l'insécurité générée par le trafic en légalisant le cannabis. Mais dans son analyse, l'ancien communiste distingue bien les « petits dealers de rue », à qui il propose un vaste plan de réinsertion sociale, des semi-grossistes et gros revendeurs qu'il sait plus difficilement récupérables. (Voir la vidéo)
« Le shit, c'est notre culture »
Mais à quelques kilomètres de la mairie, les cinq dealers de rue qui « tiennent le hall » dans la cité de Rougemont réagissent avec scepticisme à cette proposition, comprenant très rapidement l'impact qu'aurait la légalisation sur leur business. « C'est pas bon, ça va détourner notre clientèle » craint Saïd (les prénoms ont été modifiés). Accoudé à la rambarde de l'escalier, Nadeem rétorque :
« Faut pas croire ce que les médias racontent, c'est déjà très dur de vendre aujourd'hui. »
Assis sur une chaise, l'air absent, Michaël, le plus âgé de la bande, a quitté le circuit scolaire et deale depuis plus de quatre ans. Un brin fataliste, il déclare :
« Le shit, c'est notre culture et ici, c'est notre territoire, et c'est pas prêt de changer. […] On ne se laissera pas prendre notre marché. »
« S'ils légalisent le teshi, on ira braquer des banques », répond Sofiane. Même si ces camarades ne le prennent guère au sérieux, ils peinent à imaginer une vie sans le deal. A l'image d'une chanson du groupe de rap local RGT, le « bizness » conditionne la vie sociale de ces jeunes dealers de rue.
Nadeem m'en explique la structure hiérarchique :
« Nous sommes payés 120 euros la journée. Guetteurs et bicraveurs [dealers, ndlr] se font la même paye car on alterne. Les mois pleins (30 jours), on peut donc facilement monter à 3 500 euros mais ils n'ont pas toujours besoin de nous. Le rechargeur [le revendeur qui fournit la drogue à vendre, ndlr] se fait entre 8 000 et 10 000 euros. Au-dessus de lui, c'est le patron. »
Selon le sociologue Thomas Sauvadet, qui a beaucoup travaillé sur les jeunes des cités, cette incapacité à imaginer une autre vie tient à la fois de leur jeune âge mais également de leur position sociale :
« Plus on descend dans l'échelle sociale, moins on se projette dans l'avenir. Leur présent est trop dangereux et incertain pour cela. Ils sont obligés de se construire un monde parallèle pour pouvoir survivre et ne prennent pas en compte tous les coûts à moyen et long terme du “ bizness ” (problème de blanchiment, rackets, incarcération). »
Dealer pour survivre : « Je ne trouvais pas d'emploi »
Daniel Vaillant propose un débat
La fin de la prohibition permettrait d'économiser 1,5 milliard en
dépenses carcérales et une meilleure réallocation des ressources de
police afin de lutter contre les gros dealers, selon Gatignon.
Comme lui, l'ancien ministre de l'Intérieur de Lionel Jospin, Daniel Vaillant, considère que « la police a mieux à faire que de courir après la fumette ».
Il prépare un rapport pour le PS et estime qu'il « est temps d'ouvrir un grand débat public sur la question ».
A quelques kilomètres de Sevran, dans une cité HLM de Livry-Gargan, Moussa tient un discours différent. Agé de 25 ans et déjà passé par le stade du deal sous les porches, Moussa semble avoir davantage de recul sur les évènements.
Alors qu'aujourd'hui, il touche un salaire plus important en tant que revendeur, il explique les raisons qui l'ont poussé à « plonger dans le bizness » :
« Je ne trouvais pas d'emploi. Après des années de recherches et d'intérim, j'ai fini par accepté de dealer. […] Aujourd'hui, ma famille ne vivrait pas sans mes revenus. »
Moussa n'est pas une exception, la drogue sert souvent d'économie de substitution dans les quartiers. Dans son livre, Stéphane Gatignon explique que dans certaines cités :
« 40% des moins de 30 ans sont chômeurs. Parmi tous les petits dealers, seule une infime minorité rêve de devenir de futurs parrains, l'immense majorité voudrait juste bénéficier d'un salaire pour avoir un appartement et s'offrir un resto de temps en temps. »
Même s'il semble économiser chacun de ses mots, Moussa finit par reconnaître à mi-voix « l'atmosphère pesante et la pression permanente » qui pèsent sur ses épaules. Pas mal de scrupules aussi lorsqu'il observe « des jeunes de 12, 13 ans baigner dans le trafic ». Alors la légalisation, si elle s'accompagne d'un emploi stable, lui il dit « banco ».
Les gros dealers seraient les gros perdants
La frange sans doute la plus réfractaire à la légalisation serait sans doute celle des gros dealers. Un rapport de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) en décembre 2007 indiquait que c'est au niveau du « semi-grossiste et des revendeurs directement liés à lui que les sommes d'argent récupérées du trafic » sont les plus importantes. L'OFDT estimait entre 700 et 1 500 le nombre de semi-grossistes et entre 6 000 et 13 000, le nombre de revendeurs finaux.
Thomas Sauvadet considère qu'il y a un risque pour qu'« à l'instar de la vente de cigarettes, ces dealers se placent en concurrence du cannabis vendu par l'Etat mais compte tenu des risques du business (prison, perte de cargaisons, blanchiment), ils pourraient également être tentés d'investir dans les coffee-shops qui se seraient créés ».
Président de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), Etienne Apaire estime que :
« Les criminels ne sont pas fixés sur un produit mais sur l'argent. Si on légalise le cannabis, ils se reporteront vers des drogues dures (cocaïne et autres drogues de synthèse). »
Un pronostic que partage Christian Ben Lakhdar, maître de conférences en économie à l'Université catholique de Lille et auteur d'un rapport de l'OFDT sur les revenus du cannabis en France :
« le marché du cannabis est arrivé à saturation et le business du shit tend déjà à se confondre avec celui de la cocaïne. La cocaïne est plus profitable et plus facile à transporter ».
Source : Rue89