Baudelaire découvre le haschich en 1843 à 22 ans avec son ami Louis Ménard, ex-camarade du lycée Louis-Le Grand et futur poète parnassien (« Rêveries d'un païen mystique »). C'est dans le grenier de l'appartement familial des Ménard, au cinquième étage d'un immeuble cossu place de la Sorbonne, que Charles goûte non pas son premier joint ou sa première pipe à eau, mais sa première cuillère de confiture verte cannabique.
Il en détaille la préparation en 1860 dans l'essai « Les Paradis artificiels » :
« La plus usitée de ces confitures, le dawamesk, est un mélange d'extrait gras, de sucre et de divers aromates, tels que vanille, cannelle, pistaches, amandes, musc.
Quelquefois même on y ajoute un peu de cantharide, dans un but qui n'a rien de commun avec les résultats ordinaires du haschich. Sous cette forme nouvelle, le haschich n'a rien de désagréable, et on peut le prendre à la dose de 15, 20 et 30 grammes, soit enveloppé dans une feuille de pain à chanter, soit dans une tasse de café. »
https://asset.rue89.com/files/imagecache/asset_wizard_vignette/files/LucileSourds/baudelaire_autoportrait.jpg[/img]Les seuls résultats tangibles de cette première expérience furent une bonne colique et un autoportrait peint sur pied un peu décalé, avec un Charles deux fois plus grand que la colonne Vendôme.
Dans « Le Poème du haschich », il se décrit pourtant comme un consommateur idéal, « un tempérament à moitié nerveux, à moitié bilieux […] ajoutons un esprit cultivé, exercé aux études de la forme et de la couleur ; un cœur tendre, fatigué par le malheur ». Des débuts gentillets, sans plus.
Balzac a « entendu des voix célestes et vu des peintures divines »
Arrivent les fantasias du peintre Boissard de Boisdenier en 1845-1846 : des rave parties select à l'hôtel Pimodan sur l'île Saint-Louis. Ces réunions, au nombre d'une dizaine, ont eu pour thème la dégustation du haschich, très en vogue chez les médecins, et l'étude de ses conséquences. Tout cela sous le contrôle bienveillant d'un aliéniste pour éviter toute tentative de défenestration.
S'y presse Théophile Gautier, qui rapporte, dans La Revue des deux mondes sous le titre « Le Club des Haschichins » en 1860 :
« Assurément, les gens qui m'avaient vu partir de chez moi à l'heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j'allasse à l'île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s'il en fût, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d'excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l'assassinat, rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n'eût pu me faire soupçonner de cet excès d'orientalisme, j'avais plutôt l'air d'un neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d'un croyant sur le point de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on ne peut plus français. »
De son côté, Honoré de Balzac passe voir, écoute mais hésite à goûter pour finalement conclure, dans une lettre à madame Hanska :
« J'ai résisté au haschich et je n'ai pas éprouvé tous les phénomènes : mon cerveau est si fort qu'il fallait une dose plus forte que celle que j'ai prise. Néanmoins, j'ai entendu des voix célestes et j'ai vu des peintures divines. J'ai descendu pendant vingt ans l'escalier de Pimodan… Mais ce matin, depuis mon réveil, je dors toujours, et je suis sans volonté. »
Dans sa préface aux « Fleurs du mal », Gautier précise que Baudelaire ne « vint que rarement et en simple observateur ». Par la suite, zéro trace d'un nouvel abandon cannabique pour le poète tourmenté.
Baudelaire par Carsten
Dans la première partie des « Paradis », intitulée « De l'idéal artificiel, le haschich » (d'abord publiée dans la Revue contemporaine en 1858), cette drogue est d'ailleurs plutôt condamnée de manière violente et peu précise. Comme le souligne le biographe Claude Pichois dans les notes des « Œuvres complètes » : « Le haschich fut pour lui une curiosité exotique, l'opium une habitude tyrannique. »
Une p'tite goutte de laudanum ?
Ah ! Cette fiole de laudanum, opium dilué dans l'alcool… Dans « Chambre double » tirée du « Spleen de Paris » (1861), elle est présentée comme une « vieille et terrible amie ». Elle arrive dès 1847 sur sa table basse pour combattre les affres de la dépression et alléger ses douleurs intestinales issues de la syphilis, probablement contractée durant sa relation avec la prostituée Sarah la Louchette dès le début des années 1840.
Consommation d'ordre médical, donc. Tout comme celle de Thomas de Quincey, qui souffrait de névralgies faciales aiguës ; la traduction de ses « Confessions d'un Anglais mangeur d'opium » (1822) fournira à Baudelaire la deuxième partie des « Paradis artificiels ».
Dans une lettre à sa mère datée du 17 février 1866, Charles indique une consommation maximum de 150 gouttes par jour d'une préparation deux fois plus forte que celle de Quincey, mais l'Anglais en consommait 8 000 gouttes par jour…
Toxico modéré, l'auteur de « L'Invitation au voyage » tente une rehab en 1860, au moment même de la publication intégrale des « Paradis artificiels » et sans doute en suivant l'exemple du sevrage de Quincey.
L'ouvrage se révèle moraliste (« Les chercheurs de paradis font leur enfer, le préparent, le creusent avec un succès dont la précision les épouvanterait peut-être »), mais ses visions illuminées suscitent la tentation :
« L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, allonge l'illimité, approfondit le temps, creuse la volupté et de plaisirs noirs et mornes remplit l'âme au-delà de sa capacité. »
L'opium n'est plus thérapeutique : il devient un puissant adjuvant créatif, par conséquent destiné aux artistes et à eux seulement. On lit alors dans « L'Homme-Dieu » (1860) :
« Pour juger les merveilles de l'opium, il serait absurde d'en référer à un marchand de bœufs ; car celui-ci ne rêvera que bœufs et pâturages. »
Par Sébastien d'Ornano
Illustrations : autoportrait de Baudelaire sous l'emprise du haschich ; Baudelaire par Carsten
Source : Rue89 et le magazine STANDARD
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