Lourdement harnachés, une trentaine d’ouvriers s’élancent sur les champs escarpés, armés de Gramoxon. Une fois leur réservoir rechargé de cet herbicide vert sombre, très concentré, ils en pulvérisent bruyamment les jeunes pousses de cannabis, sous le regard impuissant des villageois de Bouhouda, bourgade rurale du pré-Rif, à quelque 70 km de Fès. Entre deux appels sur son portable et les grésillements de son talkie-walkie, Badr M., adjudant des Forces auxiliaires à la solide carrure, encadre l’opération. “Cette année, il y aura une province de Taounate sans kif”, annonce-t-il.
Source: Chanvre Info
Après Larache, c’est à Taounate, dans le pré-Rif, que l’Etat poursuit sa campagne d’éradication du cannabis. Les cultures alternatives, elles, suivent difficilement.
Premier producteur mondial de cannabis – alimentant 80% du marché européen –, le royaume a lancé en 2004 une grande campagne d’éradication - “el hamla” - qui, depuis, a détruit la moitié des 134 000 hectares visés, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. Après Larache, zone pilote aujourd’hui officiellement déclarée sans kif, c’est au tour de la province de Taounate d’être quotidiennement sillonnée par la brigade de destruction, qui, petit à petit, “remonte vers le nord”, expliquent les autorités, affichant leur détermination à se débarrasser de cette “culture intruse”.
Source de richesse
Cultivé dans les hauteurs de Kétama depuis le XVIème siècle, le cannabis s’est propagé aux régions environnantes dans les années 1980 et surtout 1990, marquées par l’explosion de la demande européenne, doublée de terribles sécheresses ayant plongé les Rifains dans la famine et la misère. Selon Noureddine Hajri, petit homme au teint mat et militant local de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), “les autorités ont laissé faire au moment de la transition monarchique pour apaiser la région”, longtemps oubliée par Hassan II. Aujourd’hui, dans cette région montagneuse économiquement marginalisée, ils sont quelque 800 000 personnes à vivre du kif, qui rapporte au moins quatre fois plus que les céréales, jusqu’à 40 000 DH par an en moyenne.
Mohamed, villageois de la commune de Khlalfa, qui annonce n’être “jamais allé à l’école, jamais allé à la mosquée”, possède “trois hectares de champs, dont un tiers de cannabis sur des petites parcelles dispersées”, qu’il fait pousser depuis 1998. “Comme ça, je n’ai pas besoin d’aller travailler à l’étranger”, poursuit ce père de six enfants. Le prix à payer : “Je me sens prisonnier chez moi, je ne vais jamais à Taounate, j’ai peur d’être arrêté. Je n’ose même pas renouveler ma carte d’identité. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Il n’y a rien ici”. Même sans s’adonner au trafic, les cultivateurs de cannabis encourent la prison, “entre 4 mois et un an ferme”, précise Noureddine Hajri. “Certains détournent illégalement la rivière pour irriguer leurs champs, d’autres se vengent après la destruction de leurs cultures en provoquant des incendies de forêt”, illustre Mohamed Dhabi, conseiller auprès du gouverneur de Taounate.
Un fléau social
Assis dans les broussailles en contrebas de la route qui traverse Khlalfa, un homme de 62 ans, en paraissant quinze de plus et qui préfère taire même son prénom, est catégorique : “Chez moi, il n’y a pas de cannabis, jamais ! C’est interdit. J’ai six enfants, si je vais en prison, qui va les nourrir, les habiller ? J’ai peur du Makhzen. Ici, on cultive les céréales, les olives, on a des chèvres, des moutons. Mais c’est vrai, la terre ne suffit pas”. Quand il n’est pas au champ, il travaille comme “ouvrier dans la construction”. Au loin, les demeures en dur sont en effet nombreuses à flanc de colline, taches blanches au milieu d’une mosaïque de verts mouchetée d’oliviers. “Avant, un fellah n’avait pas même un tapis chez lui, maintenant, avec l’argent du kif, il peut construire une maison en béton. C’est la seule infrastructure”, estime Noureddine Hajri. Pour autant, l’homme considère le cannabis comme un “fléau” : peur permanente des autorités, climat de délation, conflits familiaux, déscolarisation des jeunes, taux de suicide et de criminalité élevés… sans compter la perte du savoir-faire agricole, la déforestation (environ 1000 hectares par an), la salinisation des terres à force d’utiliser trop d’engrais. “Après trois ou quatre récoltes, on a un sol mort”, confirme Mohamed Toumi, directeur provincial de l’agriculture. Mais aux yeux du militant de l’AMDH, “l’Etat n’utilise que la force et ne s’occupe pas du social. Je ne vois aucune compensation, rien de concret. Personne ne s’occupe de ces gens”.
Abeilles, caprins, oliviers…
Au siège de la province de Taounate, on égrène pourtant les initiatives lancées pour offrir une alternative économique aux agriculteurs : dons de ruches d’abeilles, d’ovins et de caprins, distribution, cette année, de 450 000 plants arboricoles (figuiers, amandiers, oliviers, caroubiers…), aides à la construction d’unités de séchage des figues ou prunes, partenariats avec une cinquantaine de coopératives... Au total, nous dit-on, quelque 117 projets pour un montant de 22 millions d’euros, en plus des 34 millions d’euros du fonds Millenium Challenge Account pour la promotion de l’agriculture fruitière de 2008 à 2012. Sans oublier les 12 millions d’euros investis par l’Agence pour le développement du Nord, “dont la moitié dans l’éducation”, précise, à Rabat, son directeur stratégique Tarik El Aroussi. Conscient des limites des expériences de substitution testées dans les années 1980, l’Etat revendique une “approche globale”, qu’il est trop tôt pour évaluer. “L’olivier, le figuier... il faut attendre cinq ans pour que ça pousse”, avertit Noureddine Hajri, sceptique.
Driss T., 36 ans, ne veut pas attendre. En plus de son commerce de matériaux de construction, ce père de deux fillettes, propre sur lui en chemise rayée et l’œil malicieux, couve ses 4 hectares de cannabis, dispersés ça et là à 500 mètres de la route, mais bien cachés. Une récolte escomptée à 60 kilos – soit 60 000 DH. Une belle somme. En septembre, contrairement à une majorité de cultivateurs, il le transforme lui-même en haschisch, puis le vend à “des gens”. “Les grosses quantités, ça va à l’étranger, le reste à Agadir, Marrakech, Tanger”. Lui aimerait voir le kif légalisé au Maroc. “Je n’ai pas peur de la prison”, assure-t-il, avant d’ajouter : “L’éradication touche plus les paysans pauvres. Les autres trouvent toujours le moyen de s’en sortir…”. Lui, pour l’instant, n’a pas été inquiété : “La chance”, invoque-t-il. Hanane, 20 ans, et sa cousine Ghita, 22 ans, n’ont pas eu la même fortune. Fichu sur les cheveux et tablier rayé autour de la taille, elles fauchent des herbes pour nourrir leurs moutons, non loin de leur maison d’argile. “Le Makhzen est venu hier, ils ont tout détruit, un demi-hectare. On avait déjà payé pour les grains. Maintenant c’est trop tard. Le blé, les pois, c’est pour manger. Nous, on veut bien une usine de couture pour travailler. Mais le kif, c’est le seul boulot qu’on ait. On ne nous a rien donné en échange”.
Question de volonté ?
Des exemples de reconversion réussie existent. Abdelmajid G., grand gaillard de 33 ans, au regard adolescent, cultivait du kif entre 2003 et 2007 avant de se tourner vers l’arboriculture, refroidi par une peine de prison avec sursis. Aujourd’hui, à Douar Machkour, il possède 10 hectares de vignes, oliviers, figuiers, blé et petits pois, et tient un petit commerce de matériel agricole. “ça offre une bonne valeur ajoutée si on maîtrise les techniques de production. Mais le problème, c’est que les prix ne sont pas garantis. Les agriculteurs sont à la merci des intermédiaires”.
En cas de besoin d’argent immédiat, de nombreux agriculteurs ne peuvent pas attendre de stocker leur production dans une coopérative en attendant que les prix montent. Titulaire d’un diplôme en électricité, Abdelmajid a su se diversifier. Dans l’attente du rendement de son verger (cinq ans), il a ouvert un café et acheté un tracteur subventionné aux deux-tiers par l’Etat. “J’ai beaucoup de crédits, mais aujourd’hui, c’est comme ça que ça marche”. Tous n’ont pas son sens de l’entreprenariat. “Ici, les gens ne comprennent pas le système du crédit, ils ont peur de s’informer. Que croient-ils, que l’argent tombe du ciel ?”.
“S’ils montrent leur volonté, l’Etat est là pour les aider, insiste Mohamed Toumi, directeur provincial de l’agriculture. Des plants gratuits ou subventionnés à 80% sont mis à disposition au centre de proximité, l’information circule”. Des dépliants de sensibilisation sont distribués au souk et à la mosquée, l’imam aborde le problème du cannabis dans ses prêches du vendredi. Mais il n’y a pas de compensation au cas par cas. “L’Etat ne laisse pas le paysan à lui-même, mais on ne va pas non plus construire une unité de trituration des olives pour un seul agriculteur, avertit Mohamed Toumi. A eux de s’organiser”.
L’Europe sonne le glas du Gramoxon
Jeudi, 19 Juillet 2007 06:17
La Cour de justice européenne vient d’interdire l’herbicide paraquat hautement dangereux et qui était commercialisé aux Antilles françaises sous le nom de « gramoxon ». Dans cette même veine, le député guadeloupéen Victorin Lurel va poursuivre son action en déposant à l’Assemblée Nationale Française une résolution qui demandera une véritable commission d’enquête parlementaire sur les pollutions des sols guadeloupéens par divers pesticides, notamment le chlordécone.
A voir aussi:
► Encod: Le Maroc ouvre le dossier de la légalisation du cannabis
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► Encod: Pour la libération immédiate de Chakib el Khayari
► Wikipedia: Gramoxon (appelé aussi Paraquat)