Chanvre. Enquête sociologique chez ceux qui rêvent d’autosubsistance et de fumette bio.
Un début d’été aussi frisquet, c’est catastrophique pour toutes les cultures, légales ou pas. Une pensée pour les cannabiculteurs. Eux qui bichonnent leurs plantations depuis la graine qui va germer en février jusqu’à la récolte à l’automne, ont peu de chance, cette année, de parvenir à déguster leur production. « C’est une année pourrie », lâche l’un d’eux, écœuré.
Source : Libération
Loin de vouloir faire l’apologie de la culture du cannabis, il faut reconnaître à ceux qui se lancent dans cette entreprise une certaine forme de courage. Pas dans la version culture intensive qui va rapporter beaucoup d’argent. Non, notre compassion va aux cannabiculteurs amateurs, ces fumeurs de joints bio qui rêvent simplement d’autosubsistance et plantent sur leur balcon, dans leur jardin ou dans leur penderie.
Des cultivateurs atypiques qu’un doctorant en sociologie rattaché à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS), Julien Lefour, a choisi d’étudier (1). Le chercheur travaillait à sa thèse sur les « sociabilités festives », très empreintes d’alcool, quand il s’est aperçu que les jeunes qu’il suivaient ne faisaient pas que boire : un sous-groupe fumait sa propre production. Claude Fischler, son directeur de thèse et spécialiste de l’alimentation, l’a encouragé à creuser le terreau des cannabiculteurs amateurs constatant qu’ «ils parlaient de leur production comme d’autres dissertent sur les vins».
Tendance «do it yourself»
Une affaire de goût, en somme. A la nuance près que les cultivateurs de cannabis sont tenus au secret. Inviter des amis à déguster sa fabrication n’est effectivement envisageable qu’entre initiés, comme le confirment nos observations. Cultiver son chanvre à soi, c’est affronter les risques de délation du voisinage, comme les grincements de ses proches.
Clandestinité oblige, difficile d’évaluer le nombre de cannabiculteurs : entre 10 000et 20 000 peut-être (sur 850 000 fumeurs réguliers). Ils ont en commun de fumer depuis quelques années, et de s’être lassés de devoir s’approvisionner auprès de gens peu fréquentables, ou de consommer du haschisch coupé au henné ou au cirage. D’après le sociologue, leur nombre devrait croître puisque la répression s’intensifie sur le trafic. Mais aussi parce que la tendance correspond à l’époque, plutôt portée sur le repli sur soi, le bio et le «do it yourself».
Le passage à l’acte reste à ce jour le fait d’une minorité de fumeurs. Tout le monde n’a pas la main verte. Malgré l’intense littérature sur le sujet (livres et sites web) et les quelques boutiques militantes qui délivrent d’excellents tuyaux, le découragement guette souvent le cannabiculteur : la plante est fragile, les changements de pots au cours de sa croissance périlleux, et l’ampleur de la récolte toujours aléatoire.
Vivre à la campagne reste un atout : il est plus aisé de repérer un terrain où les plans pourront s’épanouir à l’abri des regards. Seul vrai risque : se les faire voler par d’autres amateurs, ou vandaliser. Cette « culture outdoor » semble cependant moins risquée qu’une « culture indoor ». Car en appartement, en cas de descente de police, difficile de nier les faits. Produire de la drogue reste une activité passible de vingt ans de réclusion criminelle. Même pour trois plants ? La sévérité des juges varie d’un tribunal à l’autre.
Le chercheur confirme au passage « l’hypocrisie » qui encadre la cannabiculture. En marge des échoppes militantes, la plupart des enseignes de jardinage propose tout l’équipement nécessaire à l’installation d’une serre tropicale à l’intérieur un placard. Sans jamais nommer la plante concernée. L’hydroponie a le vent en poupe. Elle permet de se libérer des aléas météorologiques, mais perturbe les relations familiales.
Le partage du placard
En couple, elle crée des tensions, les filles supportant mal de devoir sacrifier la moitié de la penderie à l’obsession végétale de leur conjoint, surtout que « ça » sent fort et développe des colonies d’insectes. Et des parents dénigrent l’engouement de leur adolescent pour ces travaux pratiques qui ne rapportent aucun point en sciences et vie de la terre (SVT). Une chose pourtant devrait les rassurer : le cannabis produit artisanalement n’est pas excessivement fort. Son taux de THC (la substance psychoactive incriminée dans les troubles mentaux de certains fumeurs de joints) n’y est pas boostée comme dans une production industrielle à visée mercantile. Notons cependant que les cannabiculteurs amateurs ont souvent tendance à gâtifier : ils donnent des petits noms à leurs plants, trop émus de les voir pousser sous leurs yeux.
Cannabiculteur d’un jour, cannabiculteur toujours ? Rarement. De mauvaises récoltes, un emménagement dans un logement sans balcon, ou trop ensoleillé, ou avec trop de vis-à-vis, ou avec quelqu’un de résolument allergique à la culture, peuvent casser un élan. Le sociologue, lui, interroge: « face au coût social et économique du trafic de cannabis, une autoproduction, même réglementée, peut-elle être acceptable comme solution de rechange » ? Pas gagné.
(1) Laboratoire Cetsah (EHESS-CNRS). Etude publiée en 2006 dans le revue Alcoologie et addictologie.
Par Gros Marie-Joelle.