A l’occasion de la sortie d’un livre, l’ancien procureur général du Tessin, député radical au Conseil des Etats, propose de libéraliser le commerce de la drogue et de le faire passer entre les mains de l’Etat.
Par Robert Habel - Mis en ligne le 15.06.2010
Procureur général du Tessin dans les années 80 et aujourd’hui conseiller aux Etats à Berne. Dick Marty, 65 ans, a présenté le week-end dernier un livre de l’ex-super flic Fausto Cattaneo, qui travailla pour lui comme agent infiltré dans une enquête sur les filières de la drogue. Il en a profité pour préconiser une décriminalisation du commerce de la drogue. Rencontre dans son bureau, au centre de Lugano.
Vous êtes partisan d’une libéralisation du commerce des drogues?
Je ne suis pas pour une libéralisation, mais pour une remise en question du régime prohibitionniste actuel. On doit avoir la lucidité de faire le bilan de la lutte qu’on mène depuis des décennies sur le plan mondial. Ce bilan, à mon avis, est désastreux: on a créé et alimenté une criminalité sans précédent, qui manie des centaines de milliards de dollars et a créé une culture de type mafieux, corrompu des Etats entiers, infiltré l’économie classique… La répression permet de prendre parfois des petits poissons, mais pas les gros bonnets. Alors il faut s’interroger. La première référence historique, c’est la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis, de 1920 à 1932.
C’était une catastrophe totale…
Oui. D’un côté, on a créé une criminalité organisée avec énormément d’argent et, de l’autre, on a provoqué des problèmes de santé terribles, parce que l’alcool était souvent frelaté. Aujourd’hui, c’est la même chose pour la drogue. Quand on parle de décès par overdose, c’est souvent parce que la drogue était de mauvaise qualité. Mais si une personne consomme, par exemple, de l’héroïne propre, sous surveillance médicale, elle pourra vivre et travailler normalement.
C’est le principe des locaux à injection, non?
Oui, c’est un succès remarquable. Les toxicomanes reçoivent une dose d’héroïne contrôlée, ils sont en meilleure santé, beaucoup d’entre eux ont pu retrouver un travail. Et la petite criminalité a diminué, parce qu’ils ne sont plus contraints de voler pour acheter leur drogue. L’alcool et le tabac créent une dépendance plus forte et sont plus dangereux que le cannabis, par exemple. Mais c’est le cannabis qui fait peur! On doit apprendre à vivre avec des drogues qui sont étrangères à notre culture, ce qui ne signifie pas les banaliser.
Aujourd’hui, on est quasiment en train de criminaliser le tabac; ne serait-il pas paradoxal de libéraliser les drogues?
On ne criminalise pas le tabac, on le réglemente. L’alcool est bien réglementé, en Suisse: il y a la Régie des alcools, on ne peut pas servir d’alcool aux mineurs, il y a des règles. Pour le tabac également, vous ne pouvez pas produire des cigarettes comme vous voulez, vous devez vous annoncer, payer un impôt particulier. Je pense que, pour des drogues comme le cannabis, la cocaïne ou l’héroïne, on pourrait aussi réglementer les choses. L’objectif, ce serait que la plus-value n’aille plus dans la poche des mafias, mais, déjà, dans la caisse de l’Etat.
Vous avez dirigé la répression en tant que procureur du Tessin. Vous avez l’impression que votre combat a été vain?
Si j’étais égocentrique, je devrais glorifier la lutte contre la drogue! Je suis toujours titulaire de la plus grande saisie d’héroïne en Suisse! (Rire.) C’était en 1987 à Bellinzone, une saisie de 100 kilos.
Mais vous pensez que ça n’a servi à rien?
Tant que la drogue est interdite en Suisse, il faut lutter contre ce trafic. Mais c’est comme si l’on essayait de vider un lac avec une cuillère à café! On ne réussira jamais! Pendant qu’on court après les petits dealers, les chefs du trafic recyclent des centaines de milliards dans l’économie. C’est des clubs de football, des villages touristiques, des pizzérias, des hôtels de luxe, des compagnies aériennes, etc., qui apparaissent tout à coup sans qu’on sache d’où vient l’argent. Pour moi, le danger numéro un, ce n’est pas le terrorisme, c’est la corruption!
Quand vous voyez qu’un producteur de chanvre comme le Valaisan Bernard Rappaz risque la mort en faisant une grève de la faim, ne pensez-vous pas qu’il y a deux poids deux mesures par rapport à ceux qui recyclent l’argent de la drogue?
Je ne connais pas bien le cas de Bernard Rappaz, je sais seulement qu’il a cultivé du cannabis, mais je ne sais pas s’il a gagné énormément d’argent.Plus de cinq ans de prison pour du cannabis, ça me paraît beaucoup si je compare avec d’autres condamnations pour trafic d’héroïne que j’ai à l’esprit.
Si les drogues étaient réglementées par l’Etat, les prix baisseraient. Est-ce que ça n’augmenterait pas la consommation?
Il n’y aura pas l’héroïne en vente à la Migros ou à la Coop. Elle sera strictement réglementée et interdite pour les jeunes. La seule différence, c’est que ce ne sera plus le crime organisé qui la contrôlera. Et on pourrait mener, avec cet argent, de grandes campagnes de prévention. Je remarque que, pour la cigarette, il y a eu un effort de prévention considérable et j’ai l’impression que la consommation chez les jeunes a commencé à reculer. Mais il vrai aussi que les prix ont augmenté…
La baisse de l’impôt sur les alcools forts a contribué au développement de l’alcoolisme chez les jeunes; une baisse du prix de la drogue n’aurait-elle pas le même effet?
Quoi que l’on fasse, les jeunes rechercheront toujours des transgressions. Je crois qu’il faut plutôt enseigner, dès la petite enfance, une attitude de prévention envers tout ce qui crée de la dépendance. Y compris l’internet! Cette prévention doit être une sorte d’éducation à la liberté. Et si un jeune de 18 ans fume un joint de temps en temps, il ne faut pas le criminaliser.
La tolérance vaut mieux que la répression?
Je trouve que l’exemple le plus précieux qu’on puisse donner aux jeunes, c’est celui de la cohérence. Or, ce qu’on fait aujourd’hui est absolument incohérent. Je me rappelle une jeune fille, belle et sympathique, qui avait dealé et qui consommait de la drogue et m’avait posé la question suivante quand j’étais procureur. Elle m’a dit: «Vous me mettez en prison, mais quand j’étais enfant, mon père était ivre tous les soirs, il ne travaillait pas, il battait ma mère tout le temps et quand on a appelé la police une fois, elle nous a dit qu’elle ne pouvait rien faire, il fallait une plainte formelle. Vous trouvez cela juste?» J’avoue que ça m’a ébranlé, car son père était aussi un drogué, mais c’est finalement elle qui a été criminalisée.
Vous n’avez jamais essayé le cannabis ou la cocaïne?
Non, j’ai essayé une fois des biscuits au cannabis, mais je n’ai absolument rien ressenti. J’ai aussi essayé du thé aux feuilles de cannabis, parce qu’on m’avait dit que ça aidait à dormir, mais ça ne m’a rien fait.
Peut-on vraiment empêcher les mafias de la drogue de recycler leurs profits?
Quand on s’approche de certains personnages, on nous fait toujours les mêmes réponses: «Monsieur est un excellent client, il dépense des dizaines de milliers de francs dans mon hôtel, il achète une Mercedes tous les ans, il finance le club de football…» C’est pourquoi il ne faut pas se concentrer sur les petits dealers – dès qu’on en arrête un, il est remplacé aussitôt par un autre –, mais il faut aller plus haut, tarir la source.
Donc les empêcher de recycler leurs profits dans les banques.
Si le secret bancaire est aussi dangereux, c’est que plus vous favorisez des situations opaques et plus vous favorisez des trafics douteux. Si l’on veut toucher le trafic de drogue au coeur, c’est sur les transactions financières qu’il faut intervenir. Parce que le système financier est pour la criminalité organisée ce que le système nerveux est au corps humain: c’est lui qui fait vivre! Si vous touchez le cœur du système nerveux, c’est la paralysie.
Donc il faut supprimer le secret bancaire?
Oh, il est déjà supprimé! Mais ça ne s’arrête pas à la Suisse. Nos amis anglais, qui jouent tellement aux moralistes, sont des salopards absolus sur ce sujet. Ils nous font la leçon, mais leur système est pire que le nôtre. Les Américains aussi, avec leurs îles Caïmans. Si je devais conseiller un client qui veut planquer de l’argent, ce n’est pas la Suisse que je conseillerais. Je lui conseillerais d’aller à Londres, aux îles Caïmans, à Hong Kong ou à Singapour…
Dans le débat autour de l’UBS, cet arrière-plan de corruption joue un rôle pour vous?
Ce qui joue un rôle pour moi, c’est la justice: il n’y a pas de véritable démocratie sans justice. Les citoyens doivent savoir que tout le monde est traité de la même façon. La caissière de la Coop ou du McDonald’s ne pourra jamais faire de l’évasion fiscale. Dans le pire des cas, elle volera un vélo ou dérobera quelque chose dans un grand magasin, et elle sera tout de suite coincée et condamnée. Mais des gens qui gagnent des sommes énormes et qui ne paient pas leurs impôts, comme ces Américains qui ont fraudé le fisc de leur pays en mettant leur argent à l’UBS, je considère que ce sont des voleurs et il faut les traiter comme tels.
Donc il faut donner aux Américains la liste des comptes qu’ils exigent?
La liste des 4500 noms qu’on va donner aux Américains, ce sont des personnes qui ont, pendant au moins trois ans, chaque année, soustrait un patrimoine d’au moins un million de dollars et un impôt sur le revenu d’au moins 100 000 dollars. Avec l’aide des dirigeants de l’UBS, ils ont volé non seulement l’Etat, mais leurs propres concitoyens. Notre secret bancaire ne doit pas servir à protéger des voyous pareils.
Mais ils ont fait confiance à la Suisse et on va les dénoncer?
Un avocat sérieux leur aurait déconseillé le montage proposé par l’UBS. Parce que la Suisse a conclu, en 1996, un accord de double imposition avec les Etats-Unis et que le fisc américain peut obtenir les renseignements. Les banquiers suisses, aux Etats-Unis, se sont comportés non seulement comme des imbéciles, mais comme des criminels imbéciles. Parce que n’importe quel apprenti dans une banque devrait savoir que les Etats-Unis sont hypersensibles sur ce sujet. Tout le monde sait qu’Al Capone n’a jamais été condamné pour meurtre, mais qu’il a fait onze ans de prison pour fraude fiscale!
Source : illustre.ch interview de Dick Marty