Le professeur Raphael Mechoulam est mondialement reconnu comme le père de la science du cannabis. Il a ouvert la voie à son usage médical en Israël, accepté par 75% de la population. Rencontre.
Avec sa trentaine de bâtiments perchés sur une colline des faubourgs ouest de Jérusalem, Hadassah est à la fois l’un des plus grands hôpitaux israéliens et une faculté de médecine fédérant plusieurs instituts de recherche. «Une ville ! 3 000 personnes travaillent ici !» s’exclame le professeur qui nous entraîne d’un pas ferme à travers un dédale de couloirs jusqu’à son petit bureau de l’Ecole de pharmacie aux étagères parfaitement ordonnées où figurent d’énormes volumes intitulés «Marijuana».
Raphael Mechoulam, chimiste, a 83 ans. Il est le président de la section des sciences naturelles de l’Académie israélienne des sciences, ancien recteur de l’université hébraïque de Jérusalem où il a fait l’essentiel de sa carrière, et auteur de 296 articles scientifiques dont le dernier vient d’être publié. Il y a cinquante ans tout juste, il isolait le principe psychoactif de la marijuana, le THC (tétrahydrocannabinol), posant la première pierre d’une science des cannabinoïdes dont il est reconnu, mondialement, comme le père et expert. Il est aussi un acteur discret, mais majeur, de la politique israélienne de santé qui permet aujourd’hui à 11 000 patients d’avoir accès au cannabis (Libé d’hier).
Petit homme calme à l’humour vif, Raphael Mechoulam a la mémoire encyclopédique des intellectuels d’Europe orientale qui lisent une demi-douzaine de langues. Né à Sofia, en Bulgarie, il a vu son pays basculer dans le camp nazi, puis communiste - «l’heure du lavage de cerveau», dit-il. En 1949, il émigre dans le tout jeune Etat hébreu où il découvre la chimie.
«La plante était maudite»
Doctorat, post-doctorat, chercheur enfin, à l’institut Weizmann, près de Tel Aviv. Fasciné par la frontière entre chimie et biologie, il se passionne pour les substances naturelles, cherche un sujet vierge, trouve une plante psychotrope encore oubliée des sciences en ce début des années 60 : le chanvre indien, Cannabis indica. «L’opium et la coca étaient bien étudiés, leurs principes psychoactifs - morphine et cocaïne - avaient été isolés au XIXe siècle. Mais celui du chanvre indien était encore inconnu.» Sans doute parce qu’il était d’une nature telle qu’il était difficile à identifier avec les instruments de cette époque, explique-t-il. Et quand les technologies furent mûres, la plante était maudite. Sa prohibition dès 1937 aux Etats-Unis, puis son classement sur la liste des stupéfiants par l’ONU en 1961 «ont imposé des tracasseries dissuasives pour qui voulait avoir du cannabis pour l’étudier».
Le jeune chercheur, le nez dans ses bouquins, ne prend pas la mesure de l’obstacle. La marijuana, apprend-il, faisait déjà partie de la pharmacopée assyrienne il y a 3 000 ans. En 60 après J.-C., le Grec Dioscorides, «le plus grand pharmacologue des deux derniers millénaires», la présente comme un traitement contre l’inflammation. Inconnue en Europe où le chanvre de la variété sativa dont on fait des toiles n’a pas d’effet psychotrope, elle devient au XIXe siècle, quand l’Occident s’éprend de l’Orient, l’objet d’observations évoquant des actions sur les contractures, les convulsions. «C’est un Français qui a écrit en 1840 le premier texte scientifique sur ses effets psychotropes», relève le professeur, extrayant de ses dossiers les références de l’article que le psychiatre Jacques-Joseph Moreau a tiré de ses observations faites lors des séances du club des Haschichins fondé à Paris avec Théophile Gautier. Passe un siècle. En 1940, le Nobel britannique Alexander Todd et l’Américain Roger Adams réussissent à isoler un composé de la marijuana, non psychoactif, le cannabidiol, alias CBD. Et glissent à un autre sujet. «Puis rien.» Le terrain était libre.
«J’ai demandé au directeur de mon institut s’il connaissait quelqu’un à la police qui pouvait me procurer de la marijuana. C’était le cas. J’ai reçu 5 kilos de joli libanais de contrebande, de quoi travailler. Plus tard, on m’a fait remarquer que c’était illégal, que le policier et moi-même encourrions la prison, que j’aurais dû demander une autorisation spéciale. Ce que j’ai toujours fait, ensuite, bien sûr.» En 1963, première percée, Raphael Mechoulam et son collègue Yuval Shvo révèlent la structure moléculaire du cannabidiol isolé par le Nobel et son confrère. La découverte permet d’étudier l’action de cette substance. Elle passe alors inaperçue. Aujourd’hui, elle est le fondement de centaines de publications scientifiques. «Il apparaît que le CBD est un anti-inflammatoire qui réduit notamment les symptômes de l’arthrite rhumatoïde. Il a aussi un effet sur le diabète de type 1, relève le professeur. On ne comprend pas encore comment il agit mais on sait que sa toxicité est très faible.»
En 1964, rebelote. Le chimiste isole une demi-douzaine d’autres substances présentes dans le cannabis, qu’il baptise «cannabinoïdes», et découvre enfin, avec Yechiel Gaoni, la structure de la molécule psychoactive dont regorgent les boutons floraux de la plante : le THC. L’article, cette fois, sera remarqué. «C’est bientôt l’époque des hippies, le haschich devient un phénomène social en Occident. Les NIH [instituts de la recherche médicale publique américaine, ndlr], qui ne travaillaient pas sur la marijuana, s’intéressent soudain à nos recherches. Ils n’ont jamais cessé, ensuite, de soutenir mon laboratoire.»
«On a fait un gâteau»
Désormais, la molécule «planante» de la marijuana pouvait être purifiée, produite par synthèse, dosée, expérimentée. «Comment agissait le THC sur le cerveau ? C’était un mystère. On l’a testé sur nous-mêmes, raconte l’octogénaire. On était dix amis. Cinq avaient déjà fumé, cinq jamais. Ma femme a fait un gâteau avec 10 mg de THC pur. Les effets ont été très différents. Moi, j’étais "high" ; elle, rien. Un député n’arrêtait pas de parler, une personne très réservée est devenue anxieuse. On a essayé à nouveau, avec une dose plus forte. Deux sont devenus, quelques instants, très paranoïaques. C’était surprenant de constater qu’un même produit avait des effets psychiques si différents selon les individus, selon leur expérience de la drogue et selon la dose. On n’avait aucune idée de la façon dont le THC parvenait à agir sur le système nerveux.»
L’énigme est restée entière vingt ans durant, jusqu’au milieu des années 80, quand une équipe américaine découvre, sur des cellules du cerveau des mammifères, et des humains, des «récepteurs» activés par le THC. Lumière, et nouvelle question. «Si l’évolution avait doté notre organisme de tels récepteurs, ce n’était évidemment pas pour percevoir les effets de la marijuana. Mais parce que le corps lui-même produit, en réponse à un besoin précis, des molécules similaires au THC, des "endocannabinoïdes".» A quoi peuvent-ils servir ? En 1992, l’équipe de Mechoulam isole le premier du genre, fabriqué en réponse à un signal de douleur : «On l’a baptisé "anandamide", anan pour joie en sanscrit, une langue qu’étudiait un chercheur de l’équipe.» La publication sera citée 3 000 fois par des articles scientifiques. Il y a deux ans à peine, le laboratoire de Mechoulam identifiait un second type de récepteur aux cannabinoïdes. Sa présence dans des organes importants pour l’immunité éclaire, au moins en partie, l’effet anti-inflammatoire de la plante.
Ainsi, en l’espace d’un demi-siècle, l’étude de la marijuana inaugurée par le professeur Mechoulam a mené non seulement à une compréhension de ses mécanismes d’action mais aussi à la découverte d’un système physiologique insoupçonné sur lequel «tape», incidemment, le cannabis. Complexe, ce système dit «endocannabinoïde» se révèle, au fil des recherches, impliqué dans la douleur, l’inflammation, l’appétit, les émotions. «Il semble être un système majeur de protection de l’organisme, il ouvre des pistes extraordinaires», s’enthousiasme le professeur. Il montre un article de 204 pages signé en 2006 par trois chercheurs des NIH qui ont passé en revue les résultats des recherches dans ce domaine : «Moduler l’activité du système endocannabinoïde, concluent-ils, offre des promesses thérapeutiques pour un vaste éventail de maladies disparates, allant de l’anxiété aux troubles moteurs de Parkinson et Huntington, douleurs neuropathiques, sclérose en plaque, cancer, athérosclérose, hypertension, glaucome, ostéoporose, entre autres.» (1)
Entre les espoirs et la réalité, le chemin est cependant incertain. Seuls trois médicaments contenant des cannabinoïdes naturels ou de synthèse sont sur le marché (Cesamet, Marinol, Sativex), dans certains pays, pour des indications restreintes. Quant à la première molécule conçue pour bloquer une partie du système cannabinoïde, elle a été un échec cuisant. Destiné à lutter contre l’obésité en réduisant l’appétit, le rimonabant (Acomplia) augmentait l’anxiété, jusqu’à causer quelques dépressions graves. Il a été retiré du marché en 2008. La piste n’est pas abandonnée pour autant. Ce jour de décembre, Raphael Mechoulam est attendu dans une petite salle où un biologiste allemand présentera ses travaux sur le lien entre système cannabinoïde et obésité.
«Purs mais bien dosés»
Au moment de s’éclipser, coup de téléphone du ministère de la Santé. On attend l’expertise du professeur sur le thème «cannabis et conduite automobile». Raccrochant, le chercheur évoque les effets problématiques du cannabis. «On sait qu’il peut révéler une schizophrénie latente, ce qui n’est pas négligeable puisque cette maladie touche 1% de la population. On sait aussi qu’il altère la coordination neuromotrice.» Il dénonce les risques de la drogue vendue sous le manteau : «Le THC perturbe la mémoire, mais pas en présence du cannabidiol, semble-t-il. Autrefois, le libanais avait 5% de THC et 2% de CBD. A présent, les trafiquants cultivent des variétés contenant plus de 20% de THC et zéro cannabidiol.»
Pourtant, si la marijuana a déjà fait son chemin dans la médecine israélienne, c’est avec le soutien discret et prudent du professeur : «Je ne suis pas opposé au fait de donner du cannabis brut aux patients que cela soulage, à condition de connaître les teneurs en THC et en CBD des plantes. On peut aussi donner du THC ou du CBD purs et correctement dosés.» C’est ce qu’il a fait, dès 1995, touché par la demande de médecins soignant des enfants sous chimiothérapie, vomissant, amaigris. «L’effet était remarquable. J’ai donné, avec l’accord des comités d’éthique, des centaines de doses de THC, autant que je pouvais en fournir : je suis à la tête d’un labo de recherches, pas d’un laboratoire industriel.» Raphael Mechoulam n’a alors pas fait d’annonce médiatique. Mais la voie, en Israël, était ouverte pour le cannabis médical. Il restait à inventer son horizon et ses garde-fous.
(1) Pal Pacher, Sandor Batkai, George Kunos in «Pharmacology Review».
Corinne BENSIMON envoyée spéciale en Israël
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