Une plantation de cannabis en Galilée, un centre de distribution à l’hôpital Hadassah de Jérusalem, une boutique de joints à Tel-Aviv… Voyage sur les routes très surveillées de l’herbe à usage médical.
C’est en Haute-Galilée, dans les forêts de Biriah surplombant la bourgade de Safed, foyer des kabbalistes dans la Palestine ottomane du XVIe siècle, que Tikun Olam s’est installé. Tikun olam, qui signifie en hébreu «la réparation du monde», est une référence directe à la pensée mystique du très vénéré rabbin Isaac Louria, né à Jérusalem et enterré dans cette ville en 1572, évoquant le devoir de réparer les failles originelles de la Création, chaque jour, par une action juste, une mitzvah. Celle de la société Tikun Olam, en l’occurrence, est de produire quotidiennement depuis six ans du cannabis médical.
Fondée par la famille Cohen, originaire du Maroc, cette entreprise est la plus importante des huit sociétés habilitées par les ministères de la Santé et de l’Agriculture à cultiver des plants de marijuana. Elle fut aussi la première à obtenir, en 2007, le droit d’en faire pousser pour les quelques patients en grande souffrance autorisés à en consommer, à raison d’une cinquantaine de plants maximum et à condition de fournir l’herbe gratuitement aux malades. Ce qui fut fait, comme une mitzvah, par le fils Cohen, ingénieur, rentré de Californie en 2004 illuminé par les pouvoirs bienfaiteurs de l’herbe. Les plants furent cultivés dans l’appartement familial - «Il y en avait partout», se souvient Dorit, sa mère, une femme joviale au physique généreux, ex-prof de sciences à la main verte. «Les malades venaient chez nous, ou alors, comme j’avais le droit de transporter la marijuana, je l’amenais en bus jusqu’à Tel-Aviv. Ça sentait fort !» s’esclaffe-t-elle.
En 2010, le gouvernement élargit l’accès au cannabis médical et permet sa vente directe, à prix fixe, du producteur habilité au patient autorisé (Libération de mardi). Aujourd’hui, Tikun Olam est une petite industrie prospère, qui déclare fournir environ 3 500 malades par mois pour un chiffre d’affaires de 10 millions de shekels par an (2 millions d’euros environ). Sous haute surveillance.
Tout autour de la propriété fermée de hauts grillages et gardée jour et nuit, les caméras infrarouges jouent les vigies. Les serres où sont concentrées les productions en hiver couvrent 5,4 dunam (5 400 m2), hébergeant 20 000 plants. Il y a celle des «plants mères», une centaine qui représentent les 12 variétés de Cannabissativa et indica sélectionnées pour leur titrage plus ou moins fort en tétrahydrocannabinol (THC) et en cannabidiol, les deux grands principes actifs de l’espèce, le premier agissant sur le système nerveux, le second sur l’inflammation. La dernière création de la maison, grande fierté de Tikun Olam, affiche zéro THC - garantie sans ivresse. «Les taux sont régulièrement contrôlés par un laboratoire indépendant», assure Ma’ayan Weisberg, de Tikun Olam. Et puis, il y a la grande serre de production où se déploie une forêt de marijuana en pots épanouissant à un mètre et demi du sol leurs précieuses têtes florales, riches en principes actifs, seules parties de la plante que les cannabiculteurs israéliens ont le droit d’exploiter : le reste doit être détruit. La température de 22°C et l’hygrométrie sont réglées par ordinateur ; les traitements interdits. Ensuite, cueillette, séchage, stockage des «têtes» dans des sacs plastiques dont l’abondance évoque les images d’une prise record de la lutte antidrogue… Enfin, conditionnement. En joints, en huile, en gélules, en sachets.
Un «don de Dieu», cité dans la Bible
Toutes ces marchandises étiquetées, pesées, dosées, les patients autorisés par le ministère de la Santé peuvent les acquérir à Tel-Aviv dans la boutique de Tikun Olam - une minuscule pièce sentant fort l’herbe, gardée par un vigile qui prend le soleil de décembre, assis sur une chaise tirée sur le trottoir. Ou alors, à quelques minutes de là, dans une petite «clinique» où les malades viennent recevoir marijuana et conseils. Ainsi Elie Sapir, affligé à la naissance d’un problème neuromoteur grave, qui s’exprime de façon hachée, agité par des spasmes musculaires, se dit délivré par l’herbe d’une grande part de ses souffrances et de l’assommoir des myorelaxants. Lauréat l’an dernier d’un prix pour les étudiants handicapés remis par le président Shimon Pérès, il peut ainsi poursuivre, dit-il, son doctorat en éducation à l’université de Tel-Aviv. L’entreprise Tikun Olam livre aussi un autre monde : la maison pour personnes dépendantes du kibboutz Na’an, au sud de la ville. Moshe Roth, 81 ans, né en France, fume sa pipe quotidienne d’herbe face aux champs détrempés. Il raconte d’un air triste qu’il s’est ainsi délivré des cauchemars de son enfance cachée, surgis après le décès de sa femme. Il avoue aussi que, «la première fois, ça faisait une sensation très bizarre, effrayante». Rifka Haloup, 91 ans, une kibboutznik enjouée souffrant d’arthrite, estime, elle, qu’avec deux gélules de cannabis, «ça va mieux depuis deux ans». Quant à la pétulante Inbal Sikorin, 45 ans, infirmière et gérante des lieux, elle projette de transformer la maison en clinique pour une clientèle internationale désireuse de bénéficier du cannabis médical. C’est elle qui l’a introduit ici il y a trois ans. Elle montre fièrement sa pharmacie bien tenue : huile, gélules, herbe à fumer. Mais pas de gâteaux au cannabis.
Les cookies, on les trouvera le lundi à l’hôpital Hadassah, temple de la médecine de pointe sur les hauteurs de Jérusalem. Ils sont une spécialité de Cannabliss, quatorze employés, l’une des huit sociétés israéliennes autorisées sur ce marché. Chaque semaine, elle investit un petit service d’accueil de jour dépendant du centre de transplantation de moelle osseuse. Avec lits et vue sur les collines, il se mue alors en un étonnant «centre de distribution» de marijuana pour les malades. Il faut, pour y arriver, traverser les halls où des étals débordant d’agrumes et de grenades prêts à être pressés, s’égarer devant un «bureau d’accueil des touristes» signalé en anglais, grec et russe (à l’adresse des malades étrangers), croiser la diversité visible du pays, Juifs ultraorthodoxes en chapeau de fourrure poussant une vieille mère en fauteuil, Palestiniennes en longue robe et foulard, médecins et patients avec ou sans kippa.
L’hématologue Reuven Or en porte une, de kippa. Coauteur en 2012 d’une première médicale - le traitement d’une maladie sanguine par injection de cellules souches placentaires -, directeur du service de transplantation de moelle osseuse, il a œuvré à l’ouverture de ce «centre de distribution». Pour lui, la marijuana est un «don de Dieu», cité dans la Bible («Exode, 30, 24») qu’il tient à portée de main parmi des ouvrages scientifiques, dans son bureau encombré d’un tableau sur les cellules sanguines, d’un aquarium, de deux petits canapés et d’un panier de basket derrière la porte.
Du cannabis cultivé dans les serres de Tikun Olam. (Photo Olivier Fitoussi)
Deux gouttes sous la langue, deux à trois fois par jour
Grand baraqué aux yeux clairs, la cinquantaine, il explique longuement le calvaire des patients, adultes ou enfants, qui viennent ici subir une greffe de moelle osseuse pour restaurer leur production de cellules sanguines. Le traitement passe par la destruction de leur système immunitaire, provoque nausées, problèmes intestinaux, douleurs : «La morphine apaise mais assomme et induit des pertes d’appétit préjudiciables au rétablissement du malade. Voir des enfants, notamment, dans cet état, c’est terrible.»
Le docteur Or a été le premier, en 1995, à introduire le cannabis dans un hôpital en Israël. Il avait entendu parler des travaux du professeur Raphael Mechoulam, le découvreur du THC qui travaille à quelques centaines de mètres de là (Libération d’hier). Avec l’aval des autorités éthiques, il donnera de petites doses de THC pure, fournies par le professeur, à huit de ses patients, des enfants leucémiques. Plus tard, il sera décidé que tous les malades en chimiothérapie pourraient en bénéficier. Le principal mérite du cannabis, dit Reuven Or, c’est de rendre la douleur supportable, d’amoindrir les vomissements, de renforcer l’appétit. Et d’avoir un petit effet anti-inflammatoire, important lors d’une greffe d’organe. «J’ai en moyenne une dizaine de malades qui reçoivent du cannabis. Deux gouttes d’huile sous la langue, deux ou trois fois par jour, le traitement standard.» Empirique mais jugé suffisamment sage pour que l’hôpital accepte, dans ses murs, la vente de cannabis.
Ils sont donc une quarantaine de patients, ce lundi de début décembre, à passer devant le garde armé qui veille sur le guichet où Cannabliss délivre la marijuana, toujours considérée comme un stupéfiant dans les rues du pays. En huile, à fumer dans une pipe à eau, et en cookies donc. Elie Meir, 69 ans, comptable à la retraite en costume impeccable, se plaint à un conseiller qui l’écoute patiemment, cheveux aux épaules et pattes d’eph : ça ne soulage pas ses terribles douleurs discales et ça le met «dans un drôle d’état». Amita Fuchs, une ancienne infirmière de 65 ans, coquette, veut essayer, elle, la pipe, pour améliorer un effet «salvateur» depuis un an qu’elle a commencé. Elle souffre de fibromyalgie, des douleurs chroniques : «Ça me rend la vie plus légère, je peux faire des projets. Avant, je ne savais jamais comment j’aurais été au réveil.» Un trentenaire blond à queue-de-cheval lui explique comment utiliser la pipe, qu’elle finira par acheter. C’est Moshe Ichia, le patron de Cannabliss. Les cookies «style macaron», casher bien sûr, c’est aussi lui, qui a fait l’école hôtelière. Mais il est inquiet. Le gouvernement a prévu de les interdire. Et de centraliser le business en confiant la collecte du cannabis au principal fournisseur d’équipement hospitalier, Sarel, et sa vente à quarante pharmacies agréées. Exit le lien direct avec le patient. Objectif : éviter d’éventuelles «fuites» de cannabis. Une société a fait appel de cette décision, votée mi-décembre, auprès de la Cour suprême.
L’ex-patron de l’antidrogue devenu exploitant
«Jamais personne en Israël n’a été arrêté pour trafic de cannabis cultivé dans les exploitations autorisées. Elles sont très surveillées», relève Shlomo Gal. Docteur en criminologie, né en 1944 dans la Palestine sous mandat britannique, il en sait quelque chose. D’abord parce qu’il a dirigé durant six ans, jusqu’en 2001, l’autorité nationale de la lutte antidrogue : «Bien plus préoccupant est le boom des drogues dures qui débarquent par mer et avion. Trois tonnes de cocaïne colombienne ont été saisies récemment. Quant à la marijuana, jusqu’en 2010, 120 tonnes étaient saisies chaque année, venues surtout via le Sinaï. Maintenant que cette frontière de 250 km dans le désert est fermée, ce sont à peine quelques douzaines de kilos.» Ensuite parce qu’il détient, annonce-t-il à notre grande surprise, «4% de parts dans Candoc, une exploitation de cannabis médical qu’[il] a aidé à fonder dans un kibboutz il y a deux ans». L’ex-patron de l’antidrogue est devenu un partisan déclaré de l’herbe médicale après avoir lu, entendu et vu le confort apporté à des malades en phase terminale… La légalisation du cannabis récréatif ? Il y a, dit-il, une tolérance pour l’usager léger «parce que la loi impose l’ouverture d’un casier judiciaire, qui est un boulet à vie. Mais je suis contre la légalisation. On a ici des problèmes de sécurité, la fumette altère la coordination motrice, on ne peut pas se permettre ce genre de faiblesse».
Corinne BENSIMON envoyée spéciale en Israël