Explosif ! Un think tank rattaché à Matignon défend les mérites d’une légalisation, en créant un monopole public de la production et de la vente de cannabis. Mais Emmanuel Macron y est plutôt hostile.
Photo: Ouverture de Cofyshop, à Paris, en juin 2018. La boutique, censée vendre un dérivé légal de cannabis, a vite été fermée par la police. Ip3 Press/Maxppp
C’est un pavé dans la mare que devrait lancer le 20 juin Conseil d’analyse économique (CAE). Ce très sérieux aréopage d’économistes, rattaché à Matignon et dirigé par Philippe Martin, un proche d’Emmanuel Macron, doit publier une note pour défendre la légalisation du cannabis. Ses auteurs, Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard, issus des prestigieuses écoles d’économie de Toulouse et de Paris, estiment qu’elle permettrait "à la fois de lutter contre le crime organisé, de restreindre l’accès au produit pour les plus jeunes et de développer un secteur économique, créateur d’emplois et de recettes fiscales".
La proposition est d’autant plus audacieuse que le chef de l’Etat s’est, jusqu’à présent, montré plutôt frileux sur le sujet. Certes, le gouvernement s’est dit récemment ouvert à une expérimentation du cannabis thérapeutique et il a fait un petit pas vers la dépénalisation de l’usage récréatif, en instaurant une amende forfaitaire de 200 euros pour les petits consommateurs. Mais pas question, pour l’instant, d’aller vers une légalisation complète, comme c’est le cas au Canada et dans onze Etats américains. La note du CAE pourrait- elle infléchir sa position ?
Des boutiques agréées
Les économistes partent d’un constat d’échec bien connu : la France est l’un des pays les plus répressifs en matière de lutte contre le cannabis, elle y consacre beaucoup d’argent et, pourtant, elle fait figure de champion européen en matière de consommation, en particulier chez les jeunes. Or, les études universitaires montrent que les effets nocifs du cannabis sur la santé sont plus prononcés chez les adolescents que chez les adultes, pour lesquels une consommation modérée est relativement indolore.
C’est pourquoi la note prône une légalisation du marché, assortie d’une interdiction de vente aux mineurs. Pour contrôler la consommation des jeunes, les auteurs plaident pour une gestion étatique centralisée, comme en Uruguay ou au Québec, plutôt qu’un marché privé régulé, en place dans d’autres provinces canadiennes et certains Etats américains. "Il est préférable, pour les protéger, d’avoir la mainmise sur l’organisation du secteur et son fonctionnement plutôt que de subir les mécanismes du marché. "
L’Etat exercerait son monopole en octroyant des licences à des producteurs agréés et à des boutiques spécialisées ne vendant que du cannabis. Les économistes recommandent de créer une autorité administrative indépendante pour gérer ces licences et réguler le marché. "Cette solution aurait l’avantage de limiter l’appétence des pouvoirs publics pour les rentrées fiscales liées au cannabis et leur capture par les lobbys du secteur qui ne manqueront pas de se former." L’autorité devra veiller à ce que la production soit assez importante et de bonne qualité, et les prix suffisamment attractifs, pour détourner les consommateurs du marché noir et affaiblir les organisations criminelles.
Emplois et impôts
Actuellement, le prix de vente du cannabis illégal se situe autour de 11 euros le gramme, pour un coût de production de seulement 1 euro. Selon le CAE, un prix de vente au détail, hors taxes, de 5 euros serait suffisant pour rémunérer correctement producteurs et distributeurs. En y ajoutant la TVA et un droit d’accise de 50 %, on aboutit à un prix final de 9 euros. "Un tel prix permettrait à la fois de lutter contre le marché illégal en ayant un niveau de taxation similaire à celui du tabac." Dans un premier temps, il pourrait même être fixé à un niveau inférieur pour assécher le marché criminel, avant que l’Etat monte progressivement le niveau des taxes afin de limiter la consommation. Une solution également défendue par l’économiste Christian Ben Lakhdar, dont les travaux ont, en partie, inspiré la note.
Enfin, le CAE a tenté de mesurer les effets économiques de cette légalisation. Pour cela, il a retenu deux scénarios de consommation annuelle de cannabis, de l’ordre de 500 ou 700 tonnes pour toute la France. En se basant sur les exemples de la Californie et du Colorado, les économistes estiment le nombre d’emplois créés par tonne de cannabis entre 55 et 114. Soit, à l’échelle du pays, de l’ordre de 27 500 à 80 000 postes, selon les scénarios retenus.
Quant aux recettes fiscales récoltées par l’Etat, elles seraient comprises entre 2 et 2,8 milliards d’euros. Les auteurs suggèrent d’utiliser cette manne en renforçant les politiques de prévention, notoirement insuffisantes, et les moyens policiers pour faire respecter l’interdiction de vente aux mineurs et lutter contre les gros trafiquants. "Ainsi, bien qu’on les oppose généralement, légalisation et répression sont des politiques publiques complémentaires."
Pas sûr toutefois que cela suffise à emporter l’adhésion des policiers, qui restent pour le moins réticents. "La légalisation est une voie très incertaine, il faut attendre d’avoir plus de recul sur les expériences étrangères », plaide Vincent Le Beguec, patron de l’Office central de lutte contre le trafic de stupéfiants. Ce dernier craint que les réseaux criminels ne reportent leurs efforts sur d’autres drogues, notamment la cocaïne. « Or, sur ce marché, la hausse de l’offre entraîne celle de la demande."
Un coût social très élevé : Le cannabis coûterait 919 millions d’euros par an à la collectivité. Cette estimation approximative, reprise par le CAE, a été calculée par l’économiste Christian Ben Lakhdar dans de précédents travaux. Sur ce total, 568 millions d’euros sont des dépenses publiques stricto sensu. La plus grande part (523 millions) est consacrée aux moyens de police, de gendarmerie et de douanes affectés à la lutte contre le trafic de cannabis (saisies, interpellation des usagers, arrestations des trafiquants) ainsi qu’aux services judiciaires et pénitentiaires. A peine moins de 45 millions sont réservés à la prévention, clairement le parent pauvre du budget, et aux soins hospitaliers des pathologies dues au cannabis. Enfin, l’économiste évalue à 351 millions d’euros les pertes de revenus, de production et de prélèvements obligatoires, liées au décès ou à l’emprisonnement des usagers et des trafiquants.Malgré une des législations les plus strictes en la matière, la France ne parvient pas à endiguer la consommation de cannabis chez les jeunes.
Source: challenges.fr