PORTRAIT: Le cofondateur de Cannabis sans frontières est persuadé que la France finira, comme d’autres pays, par légaliser cette drogue douce.
Après plusieurs essais, notre photographe doit s’y résoudre : Farid Ghehiouèche n’arrive pas à tirer sur la cigarette électronique qu’il lui a prêtée. Tant pis pour le respect de la loi Evin, il faudra une bonne vieille cigarette pour la photo enfumée. L’allure élégante, le cofondateur du collectif Cannabis sans frontières tutoie d’emblée et reçoit dans son QG, la librairie Lady Long Solo, rue Keller à Paris, dans le XIe. Entre deux bouquins sur la ganja, les écrits de l’ex-Femen Amina Sboui y côtoient Nietzsche ou Hugo, des ouvrages anticolonialistes et écologistes, une annonce pour des graines de chanvre et des moulins à moudre l’herbe. Une forte odeur de tabac règne et, dans la même pièce, Michel, son ami éditeur, évoque au téléphone la publication d’un pamphlet. Réjouissante ambiance.
Farid Gheiouèche. (Photo Charlélie Marangé)
On s’installe dans la cour, près de quelques plantes licites. C’est lorsqu’il roule un pétard qu’on remarque que ses mains sont très soignées. Il est un enfant du mélange «tabac et haschisch», mais préférerait fumer davantage de beuh, et pouvoir en contrôler la qualité : «Le problème avec le shit, c’est que c’est mélangé avec du henné, de la paraffine, du pneu.»C’est l’une des raisons qui le font se battre pour la légalisation. Libé, qui avait lancé «l’appel du 18 joint» en 1976, il y a pile 39 ans, et qui titrait en 1991 «La guerre aux drogues est un échec», l’a sensibilisé à la question.
Lui qui a goûté ses premiers joints au lycée et qui, à bientôt 44 ans, en fume jusqu’à cinq par jour, estime que la répression ne marche pas : «La loi n’a pas permis de protéger la jeunesse. L’idée, c’est de supprimer la zone grise du marché noir. La chasse à la boulette, ça fait tourner lescomicos [commissariats, ndlr], mais la prohibition, c’est des jeunes qu’on a brisés en leur donnant l’impression qu’ils étaient des délinquants.»
Une barrette lui a valu sa première garde à vue, alors qu’arrêté par un flic il a finassé sur la ganja qui amènerait à «la quintessence des sens». Légaliser, c’est aussi «retirer une partie de la manne au crime organisé», pouvoir taxer et remplir les caisses de l’Etat, réduire les risques - il nous conseille, au passage, de troquer nos feuilles à rouler industrielles contre du papier«pas blanchi au chlore».
Du cannabis, il aime le goût, le sens de la convivialité qui va avec, l’impression que la vie est plus exaltante. Il l’apaise, le relaxe, et l’a, assure-t-il, aidé à réduire sa consommation de clopes. «Avant, j’avais pris des bitures où j’étais mal dans mon corps, mais ça ne fait pas ça avec le THC. Ça apporte la sensation d’être sur un nuage», avance-t-il.
Il donne pourtant l’impression d’avoir les pieds sur terre. Comme Manuel Valls, qui habite à deux pas de la librairie - ce qui crée un amusant contraste entre la présence policière dans la rue et cet îlot libertaire du numéro 38 -, Farid Ghehiouèche a commencé sa vie militante à Evry, dans l’Essonne. Il y débarque jeune adulte, de Bourg-en-Bresse où il a grandi. Sa mère est du cru, son père d’Algérie. Ils se rencontrent pendant les vendanges, s’aiment, l’ont en juillet 1971, avant deux filles.
A la fin des années 70, le père perd son travail, «se met à picoler». La mère part pour Coligny, dans l’Ain, rencontre un type du coin. «Mon père était devenu le mec dont il fallait avoir peur, qui allait nous emmener en Algérie… Alors qu’avec lui j’ai mangé du porc, même si j’ai aussi tué le mouton dans la baignoire. Il nous a élevés dans cette idée qu’on devait être plus français que les Français. » A 17 ans, lesté d’un «problème d’identité assez fort», crête punk sur la tête, Farid fugue et débute son apprentissage de la rue.
Dans la foulée, lui qui rêve de devenir steward, rate son bac G «de deux points», s’amourache d’une mère célibataire camée, et commence à voir trop de ses potes tomber dans la schnouf. Joints, cachetons, alcool, il essaye un peu tout mais évite de s’approcher des seringues. «Il m’est arrivé de chasser le dragon une ou deux fois, mais je n’avais pas envie de me défoncer pour me défoncer», dit-il.
Direction Evry, chez son père. Il y rejoint une association de solidarité internationale où l’on parle réfugiés kurdes, paix en ex-Yougoslavie, Palestine. Pendant deux ans, flanqué de son statut d’objecteur de conscience, Farid Ghehiouèche participe à des réunions aux Pays-Bas et en Espagne, va se former à l’animation de groupe et à la pédagogie de la non-violence au Cun du Larzac. Il troque sa crête contre des dreadlocks. Pendant les grèves de 1995, il déménage à Paris, rue de Tombouctou, dans un immeuble où l’on vit en communauté. Il y reste dix ans, crée une association «pour mêler fêtes et solidarité internationale», s’engage pour la démocratie en Birmanie.
Son ami Joy, réfugié politique birman, lui fait réaliser qu’il n’est qu’un «révolutionnaire de salon». Il se rapproche du PS, est déçu de n’y être que «le rebeu de service», va voir du côté des Verts, dont il partage la conviction qu’on «agresse trop la planète», et où il veut faire avancer la sortie de la prohibition du cannabis. «Ce n’est pas un truc d’hédoniste baba cool mal fini, plaide-t-il. En France, on s’interdit d’y réfléchir mais, avec la culture du chanvre, on peut aussi faire de l’isolation thermique, du textile, des soins médicaux…»
En 2003, il assiste en Autriche à une commission de l’ONU sur les drogues et apprend sur le fonctionnement du système prohibitionniste. Et découvre, scié, que les hôpitaux d’Afghanistan, pays plus gros producteur de pavot, sont en rade de morphine, contrairement à la France «qui envoie Sanofi fournir à la Suisse les kits d’héroïne médicalisée dont elle ne veut pas pour elle-même».
L’aspect thérapeutique le touche d’autant plus que sa compagne, une infographiste avec laquelle il a deux enfants, est atteinte de sclérose en plaque. Elle, qui ne supporte pas la fumée, ne veut pas entendre parler d’alternative antalgique : «C’est un gros sujet de désaccord entre nous»,raconte Farid, persuadé qu’elle pourrait vivre mieux. A ses enfants, des jumeaux de 9 ans, il n’a pas dit ce qu’il fumait, bien qu’aux dernières législatives, où il a récolté 4 000 voix pour Cannabis sans frontières, son nom était en gros sur le panneau devant leur école.
«Il n’y avait pas ma ganache sur l’affiche mais ils savent ce que veut dire "cannabis". Je leur ai un peu menti, je parle de "cigarette spéciale"», reconnaît-il, leur souhaitant de «repousser au maximum l’expérience pour mieux la comprendre».
Père au foyer, il s’est un peu éloigné du militantisme, a parfois eu l’impression de «pisser dans un violon», même s’il n’a pas abandonné l’ambition de présenter 50 candidats aux prochaines législatives. Il a«plein d’idées» de ce qu’il pourrait faire dans «la chanvrologie», sur un modèle écolo et solidaire. Alors que plusieurs pays légalisent, il est convaincu que la France n’y échappera pas.
25 juillet 1971 Naissance dans l’Ain. 1998 Rejoint les Verts. 1er mai 1999 Assiste à sa première marche mondiale du cannabis en Angleterre. Avril 2003 Participe à la commission de l’ONU sur les stupéfiants à Vienne. Juin 2012 Candidat aux législatives pour Cannabis sans frontières
Kim HULLOT-GUIOT
source : liberation.fr