(De Belfast) Pour lutter contre le trafic de drogue dans les quartiers catholiques de Belfast et Derry, des « groupes de vigilance » armés mènent une guerre sans merci aux dealers. Au programme : menaces de mort, expulsions du quartier… et mutilations.
Source: Rue 89
Photos: un graffiti à la gloire du Raad, à Derry (J.-B. Allemand).
Blessé par plusieurs balles à la cuisse et les jambes. C'est le sort qu'a connu un homme d'une cinquantaine d'années, le 29 janvier dernier, dans son magasin de Derry-Londonderry. Il avait eu la mauvaise idée de vendre, parmi des vêtements et des bijoux, des drogues légales [certaines peuvent être dangereuses, mais pas encore interdites, ndlr]. Alors le Raad a agi, envoyant un commando à moto descendre le lascard dans son propre magasin.
Raad, pour « Republican Action Against Drugs ». Ce groupe armé, composé en parties d'anciens de l'IRA, entend « supprimer le fléau du trafic de drogue de notre communauté [catholique] ».
Ses moyens ? Ils peuvent être non-violents, comme l'amnistie offerte aux dealers en échange de leur repentance, ou encore la surveillance de leurs activités. Mais pour les cas plus récalcitrants, ça peut passer aussi par des menaces de mort, l'expulsion du quartier… ou l'attaque punitive.
« La police n'en fait pas assez, on a aucune confiance »
Pete Shirlow, spécialiste des groupes armés nord-irlandais à la Queen's University de Belfast, explique :
« La lutte contre les dealers n'est pas nouvelle chez les paramilitaires. Chez les loyalistes, les attaques punitives peuvent concerner les dealers.
Du côté républicain, dès les années 70, l'IRA éliminait les trafiquants de drogue des quartiers catholiques. Et en 1994, elle avait créé la DAAD [Direct Action Against Drugs, ndlr] dans ce but précis. »
Mais que fait donc la police ? En réalité, elle n'est pas vraiment la bienvenue dans les quartiers farouchement républicains. Haïe pendant les troubles pour sa complaisance avec les paramilitaires loyalistes, elle y souffre encore d'un manque d'audience criant. Tom Kelly, un habitant du quartier républicain du Bogside, à Derry, dénonce :
« La police n'en fait pas assez contre les dealers. On n'a aucune confiance en elle. »
Devant les coups d'éclats du Raad, une population ambivalente
Pete Shirlow explique ce mécontentement de la population :
« Les gens sont frustrés de voir la police relâcher certains trafiquants présumés, après les avoir dénoncés. Mais la police doit avoir des preuves tangibles pour agir. Quand ce n'est pas le cas, elle ne peut rien faire.
Cela, les gens ont du mal à le comprendre. Tout comme ils sont choqués par le fait que certains trafiquants, en tant qu'indics, sont protégés par la police. »
Pourtant, pour Tom Kelly, le Raad a « peu de soutien » dans le Bogside. « Les gens sont gênés par les attaques punitives qu'il mène », affirme-il. Pour ajouter aussitôt : « En revanche, ils approuvent quand les dealers sont expulsés des quartiers. »
Faudrait savoir ! Pete Shirlow résume :
« Les gens ont du mal à se positionner vis-à-vis de ces groupes. Ça dépend de chaque situation : le degré de violence de l'action, la réputation de la personne visée… Mais d'une façon générale, il y a un soutien tacite, même si très discret, aux groupes anti-dealers ».
Du côté de Belfast, c'est le CFAD qui fait le ménage. « Concerned Families Against Drugs » se présente comme un « collectif » local de pression créé en 2008, est actif dans le quartier d'Ardoyne. Situé au nord de la ville, Ardoyne est un fief des dissidents républicains opposés au processus de paix, et sur lequel le Sinn Féin affirme avoir perdu tout contrôle.
« Un tas de gros dealers ici »
Et la drogue y fait des ravages, d'après Tomas Turley, qui travaille auprès de jeunes dans un centre communautaire du quartier :
« Il y a un tas de gros dealers qui sévissent ici ; au moins dix rien que dans les parages. Ils se font du business en revendant du cannabis, de l'ecstasy ou de la cocaïne aux jeunes, qui doivent eux-mêmes faire du trafic pour se payer leurs doses. Je connais plein de jeunes qui sont morts à cause de la drogue. »
Le CFAD affirme mener une lutte pacifique contre le « fléau », par des actions de « protestations et lobbying » au sein du quartier. Il est pourtant accusé par les autorités d'employer les mêmes méthodes expéditives que le Raad. Tomas Turley ne rejette pas totalement cette violence :
« En tant que travailleur communautaire, je dirais que ce n'est pas une solution, car je connais tous ces jeunes qui sont impliqués. Mais si quelqu'un refile de la drogue à mon fils… qu'on le bute. »
Des justiciers eux-mêmes criminels ?
De son côté, Pete Shirlow se veut beaucoup plus nuancé sur la situation à Ardoyne :
« Le trafic de drogue est de faible ampleur à Belfast, même s'il a augmenté depuis les accords de paix. Ca n'a rien à voir avec Dublin ou Liverpool. Il n'y a pas de gangs ici, pas de dealers multi-millionnaires. La menace est fortement exagérée. »
Pourquoi ?
« Il y a une part de populisme là-dedans. Certains éléments, dont les dissidents armés, veulent obtenir le soutien du quartier en endossant une populaire lutte contre la drogue. »
Pete Shirlow poursuit :
« On veut faire croire que les dealers sont des moutons noirs dans une communauté immaculée. C'est complètement faux !
Il y a une économie souterraine ici, à travers la fraude ou la contrefaçon, qui profite à toute une partie de la population. D'autant plus qu'il y a des allégations, qui circulent dans le quartier, concernant certains membres du CFAD soupçonnés d'être eux-mêmes des dealers. Ils utiliseraient l'organisation comme couverture… »
Une solution ? « La dépénalisation »
Autre zone d'ombre, les cibles des groupes anti-drogue : « La plupart des dealers menacés et agressés sont des jeunes qui gagnent des sommes ridicules : peut-être une vingtaine d'euros par jour… », remarque Pete Shirlow.
Quand on lui fait la remarque, Tomas Turley semble embarrassé : « Je ne suis pas d'accord avec cette méthode. Ils devraient plutôt viser les têtes du trafic… »
Mais pour Pete Shirlow, la répression violente des dealers est de toute manière vouée à l'échec :
« Dans les années 90, le Daad lié à l'IRA avait réussi à éliminer plusieurs trafiquants de haut-vol. Ca n'a servi à rien, ils ont vite été remplacés… »
Quelle solution, alors ? Pete Shirlow préconise « l'éducation de la jeunesse », mais aussi… « la dépénalisation ».
« Ça permettrait l'enrayement de l'économie souterraine, et un encadrement des utilisateurs par les services de santé. Mais l'idée n'est pas très populaire ici… »
Par Jean-Baptiste Allemand