A la veille de la 18e conférence internationale sur le sida qui se tient à Vienne du 18 au 24 juillet 2010, l'International AIDS Society lance un appel contre la criminalisation de l'usage de drogues illicites et réclame un changement des politiques de lutte contre la drogue. Pour les signataires, dont Michel Kazatchkine, directeur exécutif du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, et notre prix Nobel Françoise Barré-Sinoussi, la prohibition non seulement ne parvient pas à enrayer la disponibilité des drogues illicites mais elle favorise l'exclusion sociale des usagers et leur contamination par le VIH/Sida. En outre, elle soutient l'économie mafieuse à travers un marché estimé à 320 milliards de dollars, exclu de tout contrôle gouvernemental qui alimente la corruption. Cet Appel est lancé de la ville où siègent l'office de l'ONU contre la drogue et le crime (ONUDC) et la Commission des stupéfiants des Nations unies qui, en 2009, omettait de citer la réduction des risques dans sa déclaration finale censée donner le cadre de la politique mondiale de la prochaine décennie.
Cette déclaration peut-elle être entendue ? La quasi-totalité des pays représentés à l'ONU interdisent la détention, la production et la vente de produits stupéfiants dans un but autre que thérapeutique, suite aux conventions internationales signées et ratifiées par près de deux cents Etats dont l'ensemble des pays de l'UE. Ces conventions lient les pays signataires qui s'engagent à les transposer dans leur droit national. Initialement portées par les Etats-Unis au début du XXe siècle pour mettre un terme au commerce de l'opium développé par les puissances européennes, elles ne sont pas adaptées aux problèmes des drogues d'aujourd'hui pour lutter contre les multinationales du narcotrafic qui surfent sur la mondialisation, corrompent les administrations des pays pauvres, s'adaptent avec rapidité aux obstacles bureaucratiques, ne connaissent ni lois ni frontières. Malgré des moyens considérables consacrés à la lutte contre le trafic, le marché des drogues se porte bien.
En 1998, lors d'une séance extraordinaire de l'assemblée générale de l'ONU (UNGASS), une déclaration solennelle des chefs d'Etat prenait l'engagement de tout mettre en œuvre pour éradiquer ou diminuer substantiellement la production et la consommation de l'ensemble des drogues illicites dans le monde dans les dix ans. Le bilan dressé par l'ONUDC en 2008 montre que la production d'opium a plus que doublé (4 200 à 8 900 tonnes), celle de cocaïne a augmenté de 20 % (de 800 à 1 000 tonnes), celle du cannabis de 60 % (de 25 000 à 40 000 tonnes), celles des amphétamines n'a pas diminué.
Ni les destructions de cultures pratiquées en Colombie pour la coca ou en Afghanistan pour le pavot, ni les sommes énormes investies pour les cultures de substitution n'ont eu pour effet de faire baisser la production.
Parallèlement, si la lutte contre le trafic progresse grâce à une meilleure coopération entre Etats, notamment au sein de l'Union européenne, l'augmentation des saisies est sans effet sur la disponibilité des drogues. Paradoxalement, elle s'accompagne même d'une baisse du prix des produits qui les rend plus accessibles à un plus grand nombre. Pour ne parler que de la cocaïne, le gramme était vendu en Europe 600 dollars en 1980, 200 en 1990, 100 en 2000 et il continue de baisser. Dans le même temps, le raidissement des politiques publiques engendre souvent une montée de violences comme on l'a vu au Mexique (5 300 morts violentes recensées en 2008), en Thaïlande (2 800 assassinats en 2003) ou en Colombie (30 000 morts violentes par an).
Pour ce qui est des consommations, l'usage d'héroïne s'est répandu massivement dans les pays de la Route de la drogue, entre l'Afghanistan, où se concentre l'essentiel de la production mondiale, et l'Europe : en particulier en Iran et en Russie avec une flambée historique du VIH/sida. La consommation de cocaïne a baissé aux Etats-Unis mais augmente sensiblement au Brésil et en Europe Occidentale. L'Afrique devient inexorablement la plaque tournante de toutes les drogues et il y a peu de risques de se tromper en prévoyant une explosion de la consommation dans ces nouveaux comptoirs du trafic international et, dans son sillage, si rien n'est fait, une catastrophe sanitaire de plus.
Les conventions imposent certaines obligations mais les pays conservent une marge importante dans leur application. Ainsi, la France est le seul Etat de l'Union européenne qui condamne l'usage privé des drogues illicites. Cette intrusion dans la vie privée des personnes n'était pas dans l'esprit des parlementaires promoteurs de la loi de 1970. Elle a été imposée par le gouvernement de l'époque aux parlementaires qui l'ont finalement votée à l'unanimité, droite et gauche confondues. Les peines prévues pour les consommateurs, un an de prison et 3 750 euros d'amende peuvent être suspendues si la personne accepte de suivre une cure de désintoxication.
NOUVELLE APPROCHE NÉCESSAIRE
Il est intéressant à posteriori de constater que cette loi promulguée à la suite d'une campagne de presse après le décès par overdose d'une jeune fille au casino de Bandol, était censée prévenir un fléau qui alors démarrait. Or, c'est dans la décennie qui a suivi que l'héroïne s'est développée et la force dissuasive de la loi ne s'est pas révélée efficace. Inefficace pour faire barrière à l'épidémie d'héroïne des années 1970-80, inefficace pour limiter la diffusion de l'épidémie VIH/Sida et d'hépatite C chez les usagers.
C'est la politique de "réduction des risques" amorcée en 1987 par le décret Barzach qui a réussi à endiguer les contaminations VIH de manière durable, en autorisant la vente des seringues, développée en 1995 par Simone Veil, puis inscrite dans la loi de santé publique de 2004, avec ses dispositifs d'échanges de seringues, les traitements de substitution par la méthadone ou la buprénorphine. Elle doit encore se développer et s'adapter pour juguler aussi l'hépatite C. Cette politique qui reconnait indirectement les droits de l'usager ouvre une brèche dans l'esprit de la loi de 1970 qui faisait de l'arrêt de la consommation un préalable à la levée des sanctions. Elle a été difficilement acceptée par les fonctionnaires chargés de la répression même s'ils reconnaissent la baisse des troubles à l'ordre public liée à cette politique. La loi de 1970 ne s'est pas révélée plus efficace pour endiguer la consommation de cannabis mais c'est un autre sujet.
Une nouvelle approche des conventions centrées sur la réduction des risques, un traitement séparé du cannabis et des autres produits, une approche qui prenne en compte les aspects économiques de cet énorme marché, est devenue une urgence. Le poids des Etats-Unis dans la genèse des conventions et dans leur détermination à les faire appliquer est considérable. L'effet Obama si attendu ne s'est pas encore fait sentir dans les négociations internationales sur les drogues. Et d'autres Etats défendent une orthodoxie absolue sur les conventions, et pas des moindres, la Chine, le Japon, la Russie, en Europe la France, l'Italie et la Suède.
Au XXe siècle, c'est une suite de conférences internationales des Etats, réunis à Shanghai puis à La Haye puis à Genève, sous l'impulsion politique des Etats-Unis qui a abouti aux conventions internationales pour arrêter le scandaleux trafic de l'opium.
Aujourd'hui, c'est une nouvelle politique qu'il faut inventer. Pour le sida, c'est une coalition de la société civile et de quelques Etats qui a permis la mise sur pied de systèmes internationaux qui portent le développement. La déclaration de Vienne sonne comme un appel à créer une telle coalition pour rénover les conventions et enfin casser les cartels de drogues qui gangrènent les administrations, rançonnent les citoyens et font régner la terreur. En France, après quarante ans d'échec de la loi du 31 décembre 1970, société civile, professionnels en addictologie, responsables politiques, scientifiques, média doivent œuvrer ensemble pour poser les bases d'une législation moderne, protectrice pour l'individu et la société.
Des milliers de vies et la démocratie sont en jeu.
Par Didier Jayle, professeur titulaire de la chaire d'addictologie et William Lowenstein, addictologue
Didier Jayle est professeur titulaire de la chaire d'addictologie, Conservatoire national des arts et métiers ;
William Lowenstein est addictologue, directeur général de l'institut Maurice de Rothschild pour la recherche et le traitement des addictions.
Source : LEMONDE.FR le 20.07.10