Comment Culture Indoor profite du cannabis sans jamais en parler
En quelques années, Culture Indoor est devenu le numéro un français des growshops, ces magasins dédiés aux amateurs de cultures en intérieur de toutes sortes y compris illicites. Et ce grâce au système de la franchise et à une clientèle qui préfère cultiver à domicile plutôt qu’acheter dans les cités. Mais avec la saturation du marché, les ventes s’essoufflent.
On a connu commerce plus avenant. Dans la vitrine poussiéreuse, des plantes anémiées se morfondent. Ici, des sacs d’engrais s’empilent. Là, des chambres de culture découvrent leur revêtement intérieur métallisé éclairé par de puissantes lampes qui éblouissent le visiteur. Contre le mur défraîchi s’appuient des cartons contenant des extracteurs d’air ou d’odeur. Chez Culture Indoor, une franchise dédiée au jardinage en intérieur présente dans toute l’Europe, on se soucie manifestement peu du merchandising.
Officiellement, comme dans tous les “growshops”, les clients y viennent pour cultiver des fleurs, légumes ou plantes aromatiques dans un coin de leur salon ou au fonds de leur placard. Mais dans les points de vente visités, des indices ça et là laissent aisément deviner la nature et la finalité des récoltes. Chez Culture Indoor, on trouve des engrais comme la bien nommée marque Canna. Et puis que viennent faire dans une jardinerie ces pipes à eau pour fumeurs? Cet autocollant qui reproduit le logo d’un célèbre coffee-shop hollandais?
Voilà donc une franchise un brin hypocrite. Mais à l’instar des quelque 230 growshops que compte la France, Culture Indoor n’a d’autre choix que de cultiver l’ambiguïté. Elle doit feindre d’ignorer l’usage que la grande majorité de ses clients font de ses produits, puisque la culture du cannabis demeure illégale, fût-ce à des fins de consommation personnelle. C’est pourquoi les propos entre initiés entendus dans les points de vente demeurent bien anodins.
“On y échange avec les vendeurs sans jamais prononcer le mot interdit car on se comprend à demi-mot. Des grand-mères innocentes entrent parfois demander conseil pour leur orchidée, ça nous amuse beaucoup” confie Julien, client de cette enseigne qui est parvenue à prendre le leadership en à peine dix ans. Non contente de contrôler plus de la moitié du marché intérieur avec 131 magasins sur le territoire national, Culture Indoor en a bouturé 34 d’autres hors des frontières, essentiellement en Europe.
La tête de réseau emploie directement une vingtaine de personnes mais en fait vivre plusieurs centaines si l’on compte l’effectif des points de vente. Et selon les comptes déposés au tribunal du commerce, elle aurait réalisé un chiffre d’affaires de 15,5 millions en 2017 pour un résultat net de 288 058 euros.
Culture Indoor a bâti son succès sur une consommation en hausse régulière malgré la prohibition: selon le “Baromètre santé 2017 sur les usages en France de substances psychoactives illicites”, près d’un adulte de 18 ans à 64 ans sur dix (11 %) et un adulte de 18 ans à 25 ans sur quatre (26,9 %) a fumé du cannabis au moins une fois dans l’année. Une consommation qui passe de plus en plus par l’autarcie pour la clientèle mature. “Je me vois mal à mon âge acheter dans une cité un produit dont j’ignore la qualité, au risque de passer une nuit au poste” résume Julien, un restaurateur quadragénaire.
Mais comment Culture Indoor a t-il émergé face à la concurrence sans avoir de souci avec la loi française, l’une des plus répressives d’Europe? Pour le savoir, Capital a sollicité Frédéric Tordjman, qui a fondé cette PME en 2009. Mais ce patron trentenaire qui semble avoir pour devise “pour vivre heureux vivons caché” décline les interviews.
Heureusement, des spécialistes du cannabis business et des franchisés de l’enseigne se montrent plus prolixes. “Pendant longtemps, ce secteur a été dominé par des commerces indépendants. Culture Indoor a lancé sa franchise en cassant les prix, ce qui lui a permis de les laminer” résume Aurélien Bernard, rédacteur en chef du site d’informations Newsweed.
Bénéficiant de meilleures conditions d’achat du fait de la puissance de sa centrale, le distributeur a conforté sa domination par une communication en ligne agressive. “Il investit beaucoup dans la publicité par mot-clé sur Google, c’est ça qui fait venir des gens dans mon magasin. Les concurrents ne peuvent suivre face à ce rouleau compresseur. Nous proposons aussi une large gamme de quelque 7000 références” précise un franchisé.
Autre élément du succès, l’extrême prudence. “Culture Indoor s’abstient de participer aux salons du cannabis qui se tiennent en Europe, y compris à Expogrow qui draine à la frontière franco-espagnole les acteurs français du secteur. Il refuse de se mouiller et de voir son nom associé à la plante” résume Olivier, rédacteur en chef du magazine spécialisé Soft Secrets. Dans le même esprit, le distributeur exclut de son site de e-commerce les produits trop connotés. Certes, en cherchant bien on y trouve un joli assortiment de briquets et cendriers, des fausses piles, pierres ou canettes servant à cacher… ma foi ce que l’on veut.
Mais pas question pour le franchiseur de vendre des pipes à eau, des T-shirts arborant une feuille de cannabis ou du cannabis légal dit CBD et qui abondent sur les sites des entreprises opérant depuis l’étranger. “La direction nous déconseille aussi de le faire car on frôle la ligne rouge”, explique un franchisé. En France, la loi réprime en effet l’incitation à la consommation et toute présentation de substances illicites sous un jour favorable, même s’il n’y a pas de vente du produit concerné. Reste que les revendeurs qui ont droit d’acheter une petite partie de leur assortiment hors du catalogue Culture Indoor ne tiennent pas tous compte de ce conseil. Mais s’ils ont maille à partir avec la justice pour cette raison, la tête de réseau pourra toujours arguer qu’elle n’y est pour rien.
Malgré le savoir-faire et la notoriété de l’enseigne chez les consommateurs, les franchisés ont subi ces dernières années une contraction des ventes, de 20% chez certains. Un repli découlant de la concurrence des sites de e-commerce et de la saturation du marché. Le nombre de fumeurs qui aspirent à planter pour leur consommation personnelle n’est pas extensible: une fois qu’on lui a vendu un kit complet (un consommateur régulier peut débourser entre 1000 et 1500 euros pour un équipement avec chambre de culture pour abriter les plants, lampes, humidificateur d’air, extracteur d’odeur…) le client ne revient guère que pour acheter des consommables comme les engrais et du substrat (billes d’argile, fibres de coco…). Pour compenser cette conjoncture médiocre, Culture Indoor qui aspire à compléter sa couverture du territoire a supprimé le droit d’entrée et les royalties dont devaient s’acquitter ses franchisés, explique l’un d’eux.
Cela suffira-t-il à redynamiser la chaîne? Pas sûr. La France subit en effet un handicap supplémentaire par rapport à ses voisins, constate Thomas Duchêne, cofondateur et président de Plantasur, un grossiste basé en Espagne qui exporte du matériel de jardinage, des engrais et graines de cannabis dans 35 pays. “La réglementation manque de clarté. Les growshops se sentent en insécurité juridique, ça n’incite pas à investir”.
D’un côté, les autorités brident les ventes de cannabis CBD, une variété pourtant dépourvue de THC, la substance psychoactive de la plante. Ferment des growshops qui conseillent trop explicitement leurs clients ou vendent simultanément du matériel pour cultiver et des graines de cannabis dites de collection (elles sont en vente légale mais il est interdit de les planter). De l’autre, ces mêmes autorités laissent la grande majorité des magasins qui respectent cette ligne rouge opérer en toute tranquillité, bien que leur raison d’être soit un secret de Polichinelle.
La raison? La police et la justice auraient d’autres priorités. “On n’a jamais vu des bandes s’affronter pour le contrôle d’un magasin vendant des lampes et des engrais. Les growshops et leurs clients rapportent des taxes, ne créent pas de troubles à l’ordre public, contrairement au trafic de rue. Donc ils sont tolérés. On est déjà dans un marché gris” conclut Thomas Duchêne.
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