Située à 900 mètres d’altitude dans le sud de la Creuse, la ferme de Jouany Chatoux, basée à Pigerolles, développe depuis quelques mois une nouvelle activité. Outre les vaches limousines, les porcs cul noir et les brebis, on y trouve désormais du cannabis. Cet agriculteur de 42 ans, favorable à sa légalisation, a spécialement aménagé un conteneur pour étudier les plants, sélectionner les pieds mères et les boutures qui pourront survivre à l’air libre.
Alors que ses bovins paissent l’herbe grasse du plateau de Millevaches, il désire montrer que le département est crédible pour la culture de cannabis, ou «cochon vert» comme on l’appelle sur le plateau : «Le conteneur nous a permis de nous positionner. C’est aussi pour montrer qu’on peut très bien faire ce que prévoient déjà les grosses multinationales canadiennes.» Depuis des mois, la Creuse attire les investisseurs étrangers, curieux de voir comment pourrait s’y développer la filière française. Moins de deux ans après la fermeture de l’usine automobile GM&S, l’Etat s’est en effet engagé à faire de ce département un laboratoire d’expérimentation territoriale des politiques publiques, notamment en «accompagnant la création et le développement d’une filière intégrée autour du cannabis à vocation thérapeutique».
Mentalités
Gilet sans manches élimé sur le dos, Jouany Chatoux, 42 ans, arrose avec minutie les dizaines de plants et les sélectionne progressivement. «La force du projet creusois réside dans le fait que sur un périmètre de 60 km, nous pourrons avoir la production, la transformation et la fabrication de médicaments. En termes logistiques, ça minimise les circulations de denrées encore considérées comme des produits stupéfiants», explique l’agriculteur. Pour lui, un hectare de cannabis thérapeutique représenterait entre 30 000 et 100 000 euros de chiffre d’affaires, pour un investissement frisant 1 million d’euros les 1 000 m2. A l’abri des regards indiscrets, sa production de cannabis grandit petit à petit. Et déjà, dans son champ, les premiers plants ont remplacé les épis de blé noir.
En un an, les mentalités ont évolué au pays des tourbières. Entre nécessité médicale et opportunité économique, le cannabis thérapeutique creusois a fait du chemin dans l’opinion publique. «Cette idée vient de Creuse et doit y rester», plaide Eric Correia, président de l’agglomération du grand Guéret. A l’origine du débat autour du cannabis dans le département, l’élu a lutté pour faire accepter son projet. «Lorsque j’ai eu l’idée d’inscrire le cannabis thérapeutique dans le plan de redynamisation du territoire, on m’a dit que j’étais fou et que je pouvais oublier les municipales de 2020.» Anesthésiste de formation, il a fait du cannabis à visée médicale son cheval de bataille pour l’intérêt des patients et la sauvegarde de son territoire. «A Guéret, un laboratoire pharmaceutique a suivi le projet et a embauché un biochimiste, un consultant spécialisé dans le cannabis et une pharmacienne, qui travaille uniquement sur cette question. Nous avons une offre complète en Creuse et nous sommes prêts.»
A la terrasse du Grand Café de Guéret, Vincent Turpinat, maire de Jarnages, une commune toute proche, et suppléant du député Jean-Baptiste Moreau (LREM), plaide aussi pour que le projet de culture du cannabis thérapeutique n’échappe pas à la Creuse. Avec l’espoir, également, qu’il serve à attirer de nouveaux habitants : avec moins de 120 000 personnes, le département possède une des plus faibles densités de population de l’Europe de l’Ouest. «Au niveau du thérapeutique, des industriels et des investisseurs pourront s’installer sur le territoire et créer de l’emploi dans les serres, dans les structures de transformation et dans le secteur tertiaire», déroule cet addictologue de formation.
«Bien-être»
Mais alors même que la légalisation du cannabis thérapeutique doit encore être actée par l’Etat, élus et agriculteurs creusois rêvent déjà d’une ouverture vers sa variante dite de «bien-être», moins dosée que le «récréatif». Soit des produits à moins de 0,2 % de THC (tétrahydrocannabinol, la substance qui déclenche les effets psychotropes) contribuant à une réduction du stress ou à l’amélioration du sommeil. Pour le député Jean-Baptiste Moreau, l’autorisation et la mise en place d’une filière bien-être pourrait être rapide et les retombées considérables pour les cultivateurs français. «Le thérapeutique ne concernera qu’un nombre réduit d’agriculteurs. Mais le bien-être permettrait une rotation intéressante dans la perspective d’une transition vers une agriculture plus durable et protectrice de l’environnement.»
L’ancien agriculteur, qui souhaite la mise en place d’une filière française, est à l’origine d’une mission d’information déposée en mars autour de cette culture, arguant des débouchés considérables pour son territoire. «Peu gourmand en eau et en engrais, le chanvre est un bon couvert végétal pour les sols. Cette culture rapporterait dix fois plus que la céréale. En termes de création d’emplois, de volumes de production et de revenus, les retombées seraient multipliées par 1 000 par rapport à la culture de cannabis thérapeutique.»
Non loin de la rivière de la Gioune, des traces d’une présence ancienne du chanvre sont encore visibles. A quelques mètres de l’exploitation de Pascal Lerousseau, président de la chambre d’agriculture du département, une parcelle de terrain porte le nom évocateur de la Chenevière. «Il y a quatre-vingts ans, le chanvre poussait comme du chiendent en Creuse. Il était partout. Aujourd’hui, notre terre est à 95 % consacrée à de l’élevage. Mais la consommation de viande baisse partout. Ce qui était notre force est devenu notre handicap. Il est temps de s’ouvrir. Ou bien on peut continuer à pleurer.»