Le format est le même, le contenu toujours scientifique mais le message véhiculé radicalement différent. Avec sa couverture noire sur fond jaune aux allures de polar, son appel à "faire face" aux drogues et son insistance sur le caractère illicite de certaines substances, le livret d'information grand public, lancé en juin par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt), dramatise à l'envi la question de l'usage de produits psychoactifs.
Source : LeMonde.fr
On est loin du constat "Une société sans drogue, ça n'existe pas" qu'affichait la Mildt sous l'ancienne majorité en diffusant, entre 1999 et 2002, à plus de 6 millions d'exemplaires son livret d'information "Savoir plus, risquer moins". Basé sur l'apport conceptuel de l'addictologie, l'objectif de la Mildt était alors de questionner les conduites de consommation plutôt que de focaliser sur tel ou tel produit. Mais, depuis 2002 et le lancement de campagnes de prévention essentiellement axées sur les méfaits du cannabis, cette orientation a été battue en brèche. Quitte, pour l'actuelle majorité, à perdre en efficacité sur le plan de la prévention ce qu'elle cherche symboliquement à gagner sur le terrain de l'idéologie et de la morale.
Ancré dans le cadre juridique de la loi du 31 décembre 1970, qui pénalise l'usage simple de stupéfiants, les politiques de prévention de l'usage de drogues se sont longtemps bornées à diffuser un message de prohibition. Le discours public, centré sur la peur que suscitent les drogues ("La drogue, c'est de la merde", 1986), accréditait alors l'idée, selon la théorie de l'escalade, que l'usage de cannabis était la première marche vers la consommation d'héroïne. L'image du toxicomane, marginal et potentiellement délinquant, faisait alors figure de repoussoir, censé prévenir toute velléité des jeunes de transgresser l'interdit des drogues.
L'apparition du sida, à la fin des années 1980, a profondément modifié ces perceptions. Pour empêcher la diffusion de l'épidémie parmi les toxicomanes, l'Etat s'engage dans la politique dite de "réduction des risques" - mise à disposition gratuite de seringues et de produits de substitution -, qui fait chuter le nombre de décès par overdose et incite des milliers d'usagers à "décrocher". L'image du toxicomane, devenu un patient qu'il convient de soigner, transforme le regard social sur les drogues. Dans ce sillage, l'Etat décide de réorienter ses politiques de prévention vers un discours plus en phase avec la réalité des consommations.
S'inspirant du rapport du pharmacologue Bernard Roques et des travaux de l'addictologue Philippe-Jean Parquet, l'ancienne présidente de la Mildt, la magistrate Nicole Maestracci, a ainsi construit, entre 1999 et 2002, une politique dite "d'approche globale" des drogues. Rompant avec la distinction entre produits, selon leur caractère licite ou illicite, son plan d'action triennal incluait le tabac et l'alcool dans le champ des drogues, en reconnaissant leur caractère fortement addictogène. Surtout, cette politique insistait non plus sur les substances elles-mêmes, mais sur la manière dont les utilisateurs en usaient en reconnaissant l'existence d'usages non problématiques aux côtés d'usages problématiques, et des polyconsommations.
Avec l'arrivée de la droite, en 2002, cette approche a été patiemment déconstruite au profit d'un discours réhabilitant la notion d'interdit. Officiellement, la Mildt, présidée depuis 2002 par le docteur Didier Jayle, a toujours dans son périmètre l'ensemble des substances psychoactives, tabac et alcool inclus. Mais son action s'est en réalité recentrée sur la question des drogues illicites, et singulièrement du cannabis. Prenant appui sur l'augmentation continue de la consommation de ce produit, notamment chez les jeunes, la Mildt a mis en place un réseau spécifique de consultations cannabis, qui a enrichi le dispositif de soins. Mais, au lieu d'inclure la préoccupation cannabis dans la question plus générale des conduites addictives, elle a engagé des campagnes généralistes sur les méfaits de ce seul produit, au risque, en voulant forcer le trait sur sa dangerosité, de caricaturer son message.
LE LOBBY VITICOLE
La dernière campagne sur la sécurité routière est à cet égard exemplaire. S'appuyant sur les données de l'enquête "Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière", publiée en 2005, la Mildt a mis en exergue les chiffres n'impliquant que le cannabis. Elle rappelle ainsi que ce produit a causé la mort de 230 personnes sur les routes mais omet de dire que l'alcool en a tué 2 270. De la même façon, la Mildt a mis en avant, en 2005, le chiffre de 8,5 % des conducteurs responsables d'un accident sous l'emprise du cannabis, sous-entendant ainsi que le produit psychoactif serait la cause de ces accidents. Or il s'agit d'un chiffre intermédiaire à l'enquête : une fois exclues les autres causes d'accidents (âge, sexe, état du véhicule, circonstances), la part d'accidents mortels imputable à la consommation de cannabis est en réalité estimée à 2,5 %, contre 28,6 % pour l'alcool.
De fait, à mesure que la dangerosité du cannabis était pointée, le coût social induit par la consommation excessive d'alcool semblait au contraire minimisé. Bien que l'alcool soit la première cause de mort prématurée en France avec 40 000 décès par an, le discours de prévention visant sa surconsommation a quasiment disparu. Mieux, le lobby viticole a donné de la voix : en juillet 2004, un "Livre blanc sur le rôle et la place du vin dans la société française", présenté par un groupe de parlementaires, déniait au vin le caractère de "drogue" et estimait qu'il avait été "injustement diabolisé".
Focalisation sur le produit illicite, le cannabis, plus grande tolérance sur le produit licite qu'est l'alcool : en moins de trois ans, la majorité a réhabilité un discours classique sur les produits psychoactifs, implicitement chargé du poids de la morale et de l'utopie d'une société sans drogue. Si elles sont frappantes en termes politiques, ces campagnes ne sont pas forcément efficaces en termes de santé publique : en plaçant toutes les expériences sur le même plan, les messages fondés sur une dramatisation excessive contredisent le vécu des consommateurs et ratent leur cible.
En faisant l'économie de la réflexion sur différents usages, pour stigmatiser la substance en elle-même, ils véhiculent faussement l'idée qu'en se débarrassant du produit on éradique le problème de la toxicomanie. Partant, ils semblent rester sourds à la signification sociale du malaise exprimé au travers de l'augmentation des conduites addictives.
Cécile Prieur