En cette après-midi estivale, le district de Fremont, quartier élégant et bohème de Seattle (Washington), a organisé un carnaval nudiste, suivi d’un concert rock. Sur l’une des avenues, les fêtards sont interceptés par une femme souriante, qui crie sur un ton enjoué : « Bienvenue chez Oz, la nouvelle boutique de marijuana du quartier ! Pour fêter notre ouverture, promotion spéciale, 5 dollars [4,50 euros] le gramme ! »
Amusés, les passants s’arrêtent pour regarder le magasin : un grand espace lumineux, au décor contemporain, avec en vitrine tout l’arsenal du fumeur de marijuana – pipes, bongs, rouleuses… Pour voir le produit proprement dit, il faut s’avancer jusqu’au comptoir, situé en retrait : à Seattle, la marijuana est légale, à condition de ne pas être visible de la rue.
A l’intérieur, le choix est vaste : 28 variétés de fleurs à fumer, de 5 à 15 dollars le gramme, 13 sortes de joints déjà roulés, de la pâte, des cristaux… Le produit le plus demandé est la cigarette électronique avec une cartouche d’huile de marijuana – utilisable n’importe où, en toute discrétion. Bob Ramstad, le patron de Oz, 48 ans, ex-chercheur en informatique, puis vendeur de préservatifs sur Internet, explique aux clients : « Avec une recharge à 40 dollars, vous pouvez tirer 80 à 100 taffes… » Pour les non-fumeurs, Oz propose des produits à avaler contenant du THC, la substance psychoactive du cannabis : concentrés liquides à verser dans une boisson, gâteaux, confitures, barres chocolatées, macarons… : « L’effet est plus doux qu’avec un joint, explique Bob, il se fait sentir au bout de trois quarts d’heure. »
Toute la marchandise est présentée dans des emballages soignés, avec des noms comme Séisme, Eruption, Veuve Blanche, Fête de l’esprit, Satin… Pour l’arôme, les jeunes vendeurs ont développé un discours inspiré de l’œnologie : légère fragrance de sapin ou de raisin, parfum boisé avec un arrière-goût de cacao ou de café corsé…
Entrepreneurs high-tech
A Seattle, patrie de Boeing, de Microsoft, d’Amazon et de Starbucks, la marijuana, en vente en magasin depuis seulement un an, est déjà entrée dans l’ère du marketing. Diverses agences de conseil se sont positionnées sur ce créneau, et démarchent les planteurs, les producteurs et les détaillants. Elles appliquent les méthodes classiques : sondages, études de la qualité, tests de préférence pour les visuels, enquêtes de terrain sur l’expérience d’achat, segmentation du marché par catégories… Ainsi, l’agence States of Matters a identifié pour un client une cible intéressante : la femme mariée de moins de 45 ans qui n’a jamais fumé de marijuana, mais qui peut être attirée par ce produit à présent qu’il est légal, à condition de l’associer à un style de vie décontracté et sophistiqué. En clair, il faut l’inciter à remplacer le martini-gin qu’elle boit après sa journée de travail par un joint. States of Matter a aussi créé une marque de marijuana virtuelle, avec tout son matériel promotionnel, qu’elle vendra au plus offrant.
En aval, l’agence Online Marijuana Design (OMD) propose aux professionnels du secteur un service complet : studios photo, vidéo et audio, rédaction de matériel promotionnel, site Web, présence sur les réseaux sociaux, prototypes de packaging sur imprimante 3D… OMD travaille en liaison avec la société Kaléidoscope, spécialisée dans les logiciels de gestion, qui a sorti une version spécialement adaptée à l’industrie de la marijuana en tenant compte des contraintes juridiques, fiscales et commerciales.
Ce secteur attire aussi des entrepreneurs high-tech venus du monde d’Internet. Ainsi, Red Russak, directeur commercial d’une société de logiciel, a créé un réseau informel de riches geeks désireux de se diversifier dans cette nouvelle industrie : « Elle correspond à notre culture fondée sur le goût du risque, l’envie de faire bouger la société et les perspectives de profits rapides. » Son réseau compte près de 600 membres, et ses rencontres mensuelles sont très fréquentées.
On voit apparaître des holdings créées par des promoteurs immobiliers et des professionnels de la finance venus d’autres Etats. Le groupe C & C, installé dans un vieil immeuble du centre-ville, est en train de créer une chaîne de boutiques de marijuana. Il rachète des sociétés qui ont gagné une licence lors du tirage au sort, mais qui préfèrent la revendre. Il propose aussi aux boutiques existantes, récréatives ou médicales, des contrats de franchise qui leur donneront accès à la marque, aux produits et aux capacités de financement de C & C. Son directeur, Peter O’Neil, affiche ses ambitions : « Je rêve de créer le Starbucks de la marijuana, en liaison avec des cultivateurs. » C & C invente ses propres marques, avec des noms exotiques comme « Berlin-Est », et travaille sur l’agencement des boutiques, en s’inspirant des méthodes mises au point par les chaînes comme Gap.
A Fremont, la clientèle de Oz est à l’image du quartier, aisée et décontractée. Les jeunes montrent des papiers prouvant qu’ils ont plus de 21 ans, achètent des joints à toute vitesse et les allument sur le trottoir : la loi prévoit qu’on peut fumer uniquement dans les lieux privés, mais qui s’en soucie ? Les trentenaires et les quadras, souvent en couple, racontent tous la même histoire : ils fumaient quand ils étaient étudiants, puis ils ont arrêté – trop compliqué, trop risqué. Mais depuis que c’est légal, ils ont recommencé, entre amis. Deux femmes expliquent qu’elles vont venir ici régulièrement, car leur voisin, qui cultive illégalement dans son grenier, va arrêter – plus assez de clients, et il se fait vieux.
Tout se paie en liquide
Chez Bob, tout se paie en liquide : « Les banques refusent de travailler avec nous, car le gouvernement fédéral considère toujours le cannabis comme une drogue illégale. J’ai eu de la chance, j’ai pu ouvrir un compte dans une caisse d’épargne locale. » Il a loué un distributeur automatique de billets, installé à côté de la caisse. Aujourd’hui, tout semble facile, mais Bob a dû batailler pendant un an et demi. Après le référendum de novembre 2012 légalisant la marijuana récréative, l’Etat de Washington a confié le dossier à l’agence de contrôle de l’alcool (Liquor Control Board, LCB), rebaptisée agence de contrôle de l’alcool et du cannabis (LCCB).
Pour obtenir une licence de vente ou de production, il faut déposer un dossier complexe, accepter que le FBI fasse une recherche sur ses antécédents, et détenir un bail sur un local adéquat : « La recherche a été éprouvante, explique Bob. La loi stipule que les boutiques doivent se trouver à plus de 300 mètres des lieux accueillant des enfants, des parcs, des cliniques, etc. Par ailleurs, beaucoup de propriétaires refusent de louer leur boutique pour ce genre de commerce. » Pour les candidats dont le dossier est jugé recevable, les licences sont attribuées par tirage au sort : « A Seattle, le tirage portait sur 21 licences. Je suis arrivé 25e, mais quelques semaines plus tard, des gagnants ont été éliminés. J’ai eu ma licence au rattrapage. »
Dans cette affaire, l’objectif essentiel de l’Etat est d’augmenter ses recettes fiscales. Après quelques errements, il a instauré une taxe de 37,5 % sur les ventes au détail. Le LCCB a aussi imposé l’installation d’un système de traçabilité sans faille. Chaque semence, chaque plante, chaque sachet est pesé, doté d’un code-barres, et enregistré dans une base de données centralisée. Les lieux de culture, de transformation et de vente sont équipés de caméras de surveillance fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour parfaire ce dispositif, l’Etat a interdit la culture individuelle du cannabis, sauf quelques pieds pour les malades chroniques qui l’utilisent comme médicament. Il va aussi obliger les centaines de dispensaires distribuant de la marijuana médicale, jusque-là peu réglementés, à s’insérer dans le circuit commercial, ou à disparaître.
« En vente en supermarché »
Du fait que le commerce entre Etats reste interdit, les boutiques doivent s’approvisionner auprès de producteurs locaux. Cette contrainte a donné naissance à une industrie en pleine expansion, qui crée des milliers d’emplois. Michael Devlin, ancien cadre dans une grande firme agroalimentaire, a monté une société baptisée 3DB, qui produit des « aliments enivrants » contenant de la marijuana. L’usine, un bâtiment anonyme dans une zone industrielle du sud de Seattle, fabrique à la chaîne des cookies, des brownies, des bonbons et des concentrés, vendus sous la marque Zoots – un nom censé évoquer les années folles. La partie principale de l’usine ressemble à une fabrique de chocolat classique, avec des machines toutes neuves importées d’Italie et des ouvriers en blouse blanche. Seule différence, le concentré de THC injecté dans le beurre de cacao.
Dans un hangar attenant à l’usine, 3DB fait pousser elle-même son cannabis : 1 800 pieds cultivés hors sol, en lumière artificielle. L’usine abrite aussi des salles de séchage et de cueillette, et un laboratoire d’extraction.
Récemment, 3DB a monté une filiale de distribution avec une femme d’affaires, Jodie Hall, propriétaire de Cupcake Royale, une chaîne de pâtisseries. La loi interdit à Jodie de vendre ses « cookies infusés » dans ses pâtisseries, mais elle le regrette : « A Seattle, il y a des milliers de bars qui servent de l’alcool, ce serait normal qu’il y ait des lieux de dégustation de marijuana. En fait, nos produits devraient être en vente en supermarché, à côté du rayon des vins. Ce sera la prochaine étape du processus législatif. »
Pour compléter le dispositif, l’Etat a délivré des licences à des centaines de planteurs de marijuana, qui livrent le produit brut aux boutiques et aux industriels. Une amie de Jodie Hall, Christi Masi, a monté, avec son mari Scott Masengill, une petite ferme de marijuana à Benton City, à 330 km au sud-est de Seattle. Scott, ancien chef de projet chez Boeing, est devenu cultivateur à plein-temps : « Pour commencer, j’ai dû construire une clôture de 2,50 m de haut pour que les plantes ne soient pas visibles de l’extérieur, et installer les caméras de surveillance exigées par le LCCB. Ensuite, j’ai mis en place un système d’irrigation, puis monté des serres en plastique. » Il obtient une seule récolte par an, à l’automne. Christi, ancienne cadre chez Starbucks et championne d’alpinisme, avait prévu de se consacrer à plein-temps à la commercialisation, mais la première récolte a été insuffisante. Elle a dû reprendre un emploi en ville, au service de santé du Comté. Elle passe ses week-ends dans la petite remise sans fenêtre de la ferme, à peser et empaqueter la marijuana. Dans chaque sachet, elle place un petit drapeau américain en papier, pour rappeler qu’en Amérique le cannabis est un produit du terroir et sa consommation une tradition nationale.
Source: Le Monde.fr
Auteur: Yves Eudes
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