Abstinence sélective
Environ 600.000 à 700.000 consommateurs suisses de drogues illicites, notamment de cannabis, ne comprendrons pas que l’art 1 du projet de révision érige l’abstinence comme but principal de la loi sur les stupéfiants.
Source : Chanvre-Info
Pour les premiers concernés, ce n’est pas un message fort mais plutôt une tartuferie qui se prolonge au delà de la raison. Malgré les expertises et les déclarations d’intentions, la Lstup s’inspire encore trop de considérations morales et politiciennes et pas assez de réalités sociales et scientifiques.
La loi accorde un statut médical avec produits de substitution aux usagers d’opiacés mais rien pour le cannabis et la cocaïne, les deux substances illicites les plus consommées. Ils sont pourtant classés dans la même catégorie des stupéfiants entraînant une dépendance. L’alcool, le tabac, les benzodiazépines n’y sont pas alors qu’ils provoquent le plus grand nombre d’addictions problématiques. Les conditions d’accès à ces produits sont plus ou moins strictement réglementées. L’abstinence serait donc le but de la loi uniquement pour les usagers de cannabis et de cocaïne. Etrange conception de l’égalité entre les citoyens et de la protection des minorités. A titre de comparaison, les usagers de drogues illicites sont au moins aussi nombreux que les homosexuels.
La grande majorité des consommateurs de cannabis sont majeurs et ont une formation et un travail convenable. Pour soit disant protéger la jeunesse du péril qu’ils représentent, la loi les condamne à l’abstinence ou à la marginalisation, pire à la délinquance. En effet, il faut un producteur et un distributeur pour satisfaire un consommateur et les frontières entre ces trois statuts sont aujourd’hui très perméables. Avec le développement de la culture du chanvre en Suisse, les usagers/producteurs/partageurs sont nombreux. De même que dans de nombreux cercles de fumeurs, la charge de l’approvisionnement tourne en fonction des opportunités, celui qui effectue la transaction collecte les fonds auprès du groupe et réalise un petit bénéfice sur la redistribution. Dans le nouveau texte, ils s’exposent à des sanctions pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison. C’est excessif. Pourchasser ces pratiques ne fera qu’accentuer la domination des organisations criminelles internationales sur le marché suisse du cannabis, avec entre autres conséquences néfastes l’augmentation de la disponibilité d’autres drogues.
Cet illogisme dans le traitement entre les usagers de stupéfiants, souvent dénoncé par les experts, va encore renforcer la frustration et la défiance envers les autorités et la loi de centaines de milliers d’usagers de cannabis qui vivent et se comportent en bon citoyen hormis cet usage contestable. Il va aussi compliquer le travail thérapeutique avec les polytoxicomanes qui utilisent de plus en plus de cocaïne.
Gardons-nous des tartufes !
Malgré les tentatives d’appliquer le vœu pieux d’abstinence, sans cesse reprononcé depuis 50 ans, l’offre à bas-prix et la demande de drogues s’est répandue dans toutes les classes de notre population. Il y a aujourd’hui 100 fois plus de consommateurs que dans les années 50. La polyconsommation de stupéfiants légaux ou non fait partie de la vie des adultes, comme le sexe, le jeu ou la vitesse. Tous ne s’y adonnent pas avec la même intensité, une part abuse et une part s’abstient. Il est hypocrite et dangereux d’affirmer le contraire. Pour exemple récent : un tiers d’un échantillon représentatif de parlementaires italiens a été testé inopinément positif à une consommation récente de stupéfiants prohibés.
Selon le site www.stop-alcool.net, la Suisse, avec une consommation moyenne de 9.1 litres d’alcool pur par habitant et par an, se situe dans le groupe de tête des pays européens. La consommation se repartit de façon très inégale dans la population : 11 % de la population boit 50% de la consommation totale (soit 41 litres d’alcool pur par an, 113 grammes par jour !), 71 % de la population boit l’autre 50% (soit 6.4 litres d’alcool pur par an, 17.5 grammes par jour) et de 18 a 22 % sont abstinents. Un consommateur sur cinq ne maîtrise pas toujours sa consommation, avec des conséquences potentiellement néfastes pour lui-même et/ou son entourage. Selon l’ISPA, un quart des adultes suisses fument du tabac quotidiennement malgré les nombreuses mesures de dissuasion.
Un principe religieux transcrit dans la loi des hommes
L’abstinence est un précepte majeur dans de nombreuses religions, il est à la base de la logique de prohibition : la foi donne la force de résister aux tentations, la loi réprime ceux qui fautent, la prison et/ou la médecine ramène le délinquant/malade sur le droit chemin. Cette politique reflète une curieuse conception de la séparation de l’église, de la science et de l’état, surtout pour les pays qui ne respectent plus le droit canon ou la charia. Elle a pourtant été hégémonique jusqu’au milieu des années 90. Une épidémie d’overdoses, de violence et de virus mortels a forcé au constat suivant : des centaines milliers d’usagers de drogues ne veulent pas s’arrêter parce que la loi et la religion les y obligent. L’interdit et la répression font partie de leur quotidien mais ils persistent dans leur usage. Certains arrêtent un produit, d’autres commencent ou recommencent avec une autre substance sans lien durable avec la répression.
La Conférence des évêques suisses dans une lettre envoyée aux Conseillers Nationaux de juin 2003 et aux Conseillers des Etats en février 2004, critiquait ainsi la précédente révision : « le but et la réelle volonté d’atteindre une abstinence n’est plus visible. Il faut en tirer la conclusion que le législateur a laissé tomber, parmi ses objectifs, celui de l’abstinence. » La CSSS-N semble avoir été très sensible à cette requête pourtant largement non fondée.
Dans l’esprit des 4 piliers, l’abstinence se justifie comme outil de prévention primaire auprès des enfants et d’un pourcentage important d’expérimentateurs indécis. Mieux vaut ne pas commencer avec les produits et les comportements addictifs, c’est la base de l’éducation sanitaire. Ensuite, il faut retarder les expérimentations le plus tard possible et ne pas continuer pour faire comme les autres, surtout si l’expérience n’est pas franchement positive. Des périodes d’abstinence sont fortement conseillées aux usagers réguliers pour éviter le phénomène d’accoutumance et la dépendance. L’abstinence s’impose, souvent d’elle même, pour une part importante d’usagers problématiques en traitement ou en rémission. Elle ne convient pas à de nombreux usagers intégrés ou non. Elle doit donc être un outil et un objectif parmi d’autres, pas avant les autres.
Interrogée dans le quotidien Libération du 17.06.06, La sociologue Anne Coppel : « on ne croit pas à la prévention, analyse-t-elle. Or si les gens ne consomment pas, ce n’est pas à cause de la répression, mais à cause de la réalité des risques. » Elle cite les problèmes de concentration, de mémoire, les émotions exacerbées... « Les pays qui ont lancé de bonnes campagnes de prévention s’appuient sur cette préoccupation nouvelle de la population pour les problèmes de santé publique. C’est le meilleur frein à la consommation de psychotropes. »
Pourquoi ce retour en force ?
Pendant des siècles, les églises et les ligues de vertu ont tenté, de gré ou de force, d’imposer l’abstinence à leurs concitoyens dans tous les domaines liés au plaisir : Alcool, tabac, café, jeux d’argent, contraception, prostitution, homosexualité, avortement, opium, cocaïne, cannabis... A la suite des prêcheurs, la police, la justice et la médecine ont envahi les pans les plus intimes de nos vies sans parvenir à créer un monde abstinent. Mais les mentalités ont souvent évolué plus vite que la doctrine et la législation. Dans la foulée de la séparation de l’église et de l’Etat, de nombreux pays ont réformé leur législation pour l’adapter à l’évolution de leur société. De nombreux « vices » d’alors sont aujourd’hui réglementés afin de respecter les droits fondamentaux de tous les citoyens et de préserver l’ordre et la santé publique. Les stupéfiants, surtout le cannabis, restent le domaine dans lequel le réformisme a le moins progressé. C’est un peu le mur de Berlin des prohibitionnistes.
Les adversaires suisses d’une réforme pragmatique reprennent à la lettre les théories développées par les Think Tanks néo-conservateurs américain et leurs affidés comme l’église de scientologie cachée derrière « non à la drogue, oui à la vie »ou Narconon, European Cities Against Drugs, Drug Free America Foundation ou encore le très officiel International Narcotics Control Board qui prétend « combattre la légalisation ou les politiques permissives sur les drogues » et dénonce régulièrement la politique de réduction des risques et la substitution comme « étant utilisée pour faire la promotion de l’usage de drogues dans la jeunesse ».
L’audition devant la commission drogues du Sénat français de M. le Professeur Renaud TROUVÉ, pharmacologue (5 mars 2003) confirme ce noyautage au niveau français et international : « Je dois dire qu’après avoir accordé mon soutien à de nombreuses associations de lutte contre la toxicomanie, j’ai quitté la plupart pour diverses raisons, dont certaines s’étaient visiblement fait infiltrer<...> Je suis parti quasiment instantanément d’une association qui a pignon sur rue (et qui, soit dit en passant, n’y est pour rien) parce qu’on a vu arriver au Conseil d’administration une personne dont nous savions pertinemment qu’elle appartenait à l’Eglise de scientologie. Le discours est donc récupéré. Si j’ai cité l’Eglise de scientologie, ce n’est pas par hasard. Vous connaissez en effet ses méthodes, sachant que cela a été largement débattu également dans les assemblées : toutes les personnes qui sont en situation de fragilité, quelles qu’elles soient, deviennent des cibles potentielles et la présence dans les associations a d’abord pour but de tenir un discours lénifiant, que vous connaissez, et, ensuite, de cibler les futures victimes. Pour moi, cela ne fait aucun doute. Je pense donc réellement qu’il se pose là un problème important et qu’il faudrait peut-être que l’on s’y penche de façon sérieuse. »
Cette politique est appliquée par les administrations américaines avec beaucoup de rigueur surtout depuis G.W.Bush. En 2005, son administration a coupé les subventions et fait pression sur toutes les organisations, nationales ou internationales, faisant la promotion ou pratiquant l’échange de seringues, la substitution des opiacés, la distribution de préservatifs ou l’avortement. Les croisés de l’ordre moral n’abandonnent jamais les fondamentaux de leur doctrine. Toute révision des conventions internationales est bloquée par leur dogmatisme démagogique, voir criminel. La politique mondiale des drogues est figée dans l’inefficacité.
Efficacité comparée
L’enquête nationale américaine de 2004 sur l’usage de drogue et la santé (SAMHSA, Office of Applied Studies), révèle que 40,2 % des adultes (personnes âgées de 12 ans et plus) ont déclaré avoir pris de la drogue au cours de leur vie contre une moyenne européenne d’environ 20 %. Les estimations de la consommation au cours des douze derniers mois étaient de 10,6 % aux États-Unis contre 7 % en moyenne en Europe.
On s’est rendu compte au milieu des années 80 que l’aide offerte en Suisse n’atteignait qu’un groupe restreint de personnes dépendantes, à savoir celles qui étaient prêtes à suivre une thérapie d’abstinence. La situation se caractérisait par :
· Des scènes ouvertes de la drogue
· La grande détresse psychique et physique des toxicodépendants
· Un nombre très élevé de décès dus à la consommation de drogues
· Un nombre élevé d’infections au VIH et à l’hépatite C
La politique des 4 piliers est une réponse efficace à une situation inadmissible.
Aux USA : . 14.6% des hommes contaminés par le VIH sont usagers de drogues par injection (UDI), 19.4% pour les femmes, 56.9% des UDI contaminés sont des noirs. (CDC surveillance reports of HIV/AIDS 2000-2003). En Suisse, nous sommes passé de 30 % en 1986 à 11 % en 1993 et 6 % en 1995. Les cas annuels de nouvelles infections chez les UDI sont passés de plus de 900 en 1989, cause principale, à moins de 100 en 2005, troisième cause loin derrière les rapports hétéros et homosexuels. Rien que sur ce point crucial, la politique de la réduction des risques(RDR) est une réussite incontestable. Que dire de l’amélioration des conditions de vie des usagers et de la diminution des nuisances de la scène !
Dans un rapport du 28.11.05, l’OMS encourage les interventions fondées sur des bases factuelles solides, comme la réduction des risques (sous forme de programmes d’échange d’aiguilles et de seringues) et la substitution aux opiacés pour les UDI. La vérité des chiffres et des expertises doit s’imposer face à la stratégie mortifère des adversaires de la RDR. Le retour de l’abstinence comme clef de voûte de la politique des addictions n’a pas de base scientifique, elle s’appuie sur une campagne de propagande politico-religieuse. A terme, ses partisans voudront remettre en cause la RDR puis étendre à nouveau le concept à d’autres activités sociales. Ne les laissons pas commencer !
La stricte prohibition recule en Europe
Le rapport 2006 EMCDDA, état du phénomène de la drogue en Europe, « constate une tendance constante, qui ressort encore une fois de manière évidente des nouvelles informations rapportées cette année, à modifier les législations nationales relatives aux stupéfiants afin de mettre davantage l’accent sur la distinction entre les infractions de détention de stupéfiants pour consommation personnelle et celles liées au trafic et à l’offre de drogue. <...> Cette évolution est conforme à l’importance accrue accordée dans l’ensemble de l’Europe à l’augmentation des possibilités de traitement antidrogue ainsi qu’à une attention accentuée accordée aux interventions qui détournent les toxicomanes du système de justice pénale vers des options de traitement et de rééducation. Pour les pays qui font une distinction sur le plan juridique entre la détention de stupéfiants pour consommation personnelle et celle pour la vente (offre), se pose la question de savoir s’il convient de légiférer afin de définir de manière explicite des seuils pour les quantités de stupéfiants admises pour la consommation personnelle. En la matière, aucun consensus ne prévaut actuellement et des approches différentes ont été adoptées partout en Europe, allant de la publication de lignes directrices générales facultatives à la définition de limites légales »
Le Rapport Catania contenant les recommandations du Parlement européen à l’intention du Conseil Européen sur la stratégie antidrogue de l’UE (2005-2012) encourage à l’adoption de politiques alternatives : « considérant que, en dépit des politiques mises en oeuvre jusqu’à présent aux niveaux international, européen et national, le phénomène de la production, de la consommation ainsi que du commerce des substances illicites contenues dans les trois conventions des Nations unies atteint un degré très élevé dans tous les États membres et que, face à cet échec, il est indispensable pour l’Union européenne de revoir sa stratégie d’ensemble en matière de stupéfiants ». Il convient « d’encourager et développer des politiques de réduction des dommages au sein des États membres, sans interdire à aucun d’entre eux l’adoption de mesures ni la réalisation d’expériences dans ce domaine » et donc « insister davantage sur les aspects liés à la réduction des dommages, à l’information, à la prévention, aux soins et à l’attention portée à la protection de la vie et de la santé des individus présentant des problèmes liés à l’usage de substances illicites, et définir des mesures permettant d’éviter la marginalisation des personnes touchées plutôt que mettre en oeuvre des stratégies de répression à la limite de la violation des droits humains fondamentaux et qui, souvent, ont donné lieu à de telles violations. »
En novembre 06, l’Italie a précisé sa loi. La quantité de cannabis, exprimée en Delta9THC, que l’on peut posséder sans être inquiété a été multipliée par deux, passant à un gramme, soit l’équivalent d’une quarantaine de joints de marijuana selon le ministère de la Santé. Cette limite de possession paraît encore un peu faible mais raisonnable. La ministre Livia Turco a justifié cette mesure en ces termes : « Il ne s’agit pas de libéraliser les drogues mais de prévenir et prendre en charge ceux qui en font usage. » Ce changement devrait préfigurer un profond remaniement de l’actuelle législation sur les stupéfiants qui met l’accent sur la répression. Une législation élaborée sous le précédent gouvernement conservateur de Silvio Berlusconi. Les usagers italiens de cannabis espèrent plus de cohérence. Cette prise en charge est très insuffisante s’il n’existe pas d’alternative au marché noir ou à une autoproduction criminalisée.
Quelle politique alternative pour le cannabis ?
Une majorité des parlementaires et maintenant le Conseil Fédéral sont hostiles à la production en vue d’une vente réglementée de cannabis. Ils proposent donc de rejeter l’initiative populaire Pro-chanvre. Ils affirment que ce système marchand serait contraire aux conventions internationales, favoriserait l’exportation et le narcotourisme, amènerait une trop grande disponibilité donc un accroissement de la consommation et surtout serait incitatif pour la jeunesse. Ces craintes sont partagées par de nombreux responsables européens pourtant soucieux de mieux encadrer le phénomène. Une solution existe et progresse à travers l’Europe.
Depuis quelques mois, ENCOD, un réseau européen de plus de 100 associations intervenant dans le domaine des drogues, travaille sur un modèle non marchand de production et de distribution de cannabis pour les majeurs, le Cannabis Social Club (CSC). Les CSC sont des associations légales qui organisent la culture professionnelle collective d’une quantité très limitée de cannabis suffisant à satisfaire les besoins personnels des membres du club. La culture, le transport, la distribution, la consommation doivent être sous contrôle de sécurité et de qualité, sans publicité, ni enseigne, ni vitrine. Les membres assurent l’équilibre financier du système par le versement de cotisations annuelles et de droits mensuels en fonction de leurs besoins. Il ne doit pas y avoir de commerce de cannabis. Les membres doivent s’engager à ne pas vendre, ni inciter à la consommation de cannabis par des tiers, surtout mineurs.
Déjà une réalité dans le monde
Aujourd’hui, des CSC opèrent déjà en Espagne et en Belgique. L’association Trekt Uw Plant ("Élevez votre plante"), formée par des consommateurs de cannabis à Anvers, lance sa première plantation collective. En accord avec la politique fédérale de la Belgique, la plantation d’une plante femelle de cannabis par personne est tolérée, bien qu’elle ne soit pas légale. À travers l’installation d’une plantation collective, Trekt uw Plant essaye de résoudre le problème de beaucoup de gens qui ne peuvent pas cultiver eux-mêmes. L’action vise aussi à augmenter la sécurité légale autour de la culture du cannabis, à réduire le marché illégal des dérivés de cannabis et l’accès au cannabis pour les jeunes, à protéger la santé des consommateurs. Depuis le jugement favorable à une initiative semblable, celle de l’association Pannagh à Bilbao en avril 2006, plusieurs associations de consommateurs de cannabis agissent sous la surveillance des autorités en Espagne. Aux USA et au Canada, des dizaines de clubs, fonctionnant souvent avec moins de transparence que dans ce modèle, sont réservés aux usagers thérapeutiques.
Dans d’autres pays, des initiatives sont prises sur un modèle similaire. Tout dépend de la législation et de la pratique politique, les CSC peuvent se créer sous différentes formes. Dans les pays ou les régions les plus progressistes, ces cercles privés d’usagers pourront aussi offrir à leurs adhérents uniquement un espace ouvert à la consommation de cannabis, en échange d’une stricte séparation des marchés des stupéfiants et d’un haut niveau de prévention et d’assistance des usagers problématiques. Ces lieux favoriseront leur détection précoce. Le principe associatif sans but lucratif garanti mieux que les commerces que le patron ou les employés ne pousseront pas à la consommation. La quantité limitée par personne y contribue aussi.
Interpréter les conventions internationales
Les avantages du Cannabis Social Club sont nombreux. D’abord, ce modèle permet la gestion de la production pour consommation personnelle et la distribution sans commerce ni import/export de cannabis. Il n’est donc pas contraire aux conventions internationales qui ne traitent pas de l’usage et de la production pour usage personnel. En donnant la possibilité à des adultes de s’auto suffire en cannabis, ce marché va devenir plus transparent. De meilleures méthodes pour la santé publique et l’environnement seront utilisées pour cultiver le cannabis. C’est une garantie supplémentaire par rapport à l’autoproduction, les particuliers ne respectent pas toujours les règles sanitaires et on tendance à rechercher des plantes fortes en THC. Le marché noir va diminuer avec les problèmes qui y sont liés : augmentation du taux de THC, produits de coupage, prix élevés, violence, vente aux mineurs, nuisances des scènes ouvertes...
Les autorités pourront établir un cadre raisonnable et contrôler les CSC pendant le processus entier de la culture à la consommation. Les CSC peuvent produire des emplois et des achats officiels des quantités considérables de marchandises et de services qui sont imposés et taxés. Ce système peut fournir rapidement aux consommateurs une alternative au marché noir.
Energies renouvelables, culture biologique, sélection génétique raisonnable, informations sur les produits, quantité individuelle réaliste et délivrée par fraction contre une cotisation mensuelle, culture et distribution discrète et sécurisée, pas de publicité, recrutement des adhérents sur parrainage limité aux Suisses et aux résidents... voilà des bases concrètes pour entamer une expérience pilote. Dans un premier temps, Ces clubs pourraient être testés dans les communes qui le souhaitent sous un principe expérimental prévu par la présente révision. Si l’initiative populaire est rejetée, le parlement pourra alors apprécier les résultats des CSC et éventuellement fédéraliser le système.
Relativiser les risques liés à l’usage de cannabis
Une intense campagne anti-cannabis a modifié la perception du grand public et des parlementaires. Il est justifié de rappeler les risques objectifs de la consommation de cannabis mais certains orateurs et beaucoup de médias ont considérablement noirci le tableau. Jusqu’au « joint qui tue » ou au « cannabis 100.000 fois plus toxique que l’alcool » ou au « cannabis aussi fort que l’héroïne ». Ces affirmations abusivement alarmistes polluent le débat et mettent en péril la prévention sur d’autres substances problématiques. De nombreux jeunes pourraient en conclure que l’héroïne n’est pas plus forte que le cannabis et se lancer dans une expérimentation trop poussée. De jeunes alcooliques justifient leur abus en le comparant aux fumeurs de joints qui les entourent. Il faut d’urgence rétablir un débat constructif. De nombreux documents tempèrent considérablement l’hystérie actuelle.
Le rapport 04 de l’OEDT n’a pas été lu jusqu’au bout
Le rapport 2004 de l’Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies (OEDT) a déclenché un vent de panique sur le cannabis en Suisse comme en France, en Grande-Bretagne ou en Italie. Pourtant, ce rapport contient de nombreux éléments qui tempèrent les campagnes alarmistes de ces derniers mois.
Premier exemple de choix : "Les déclarations émises dans les médias populaires selon lesquelles la puissance du cannabis a été multipliée par 10, voire plus au cours des dernières décennies ne sont pas étayées par les données limitées provenant des États-Unis ou d’Europe. Les changements les plus marqués en termes de puissance ont été observés aux États-Unis, mais il faut savoir qu’avant 1980 la puissance antérieure du cannabis aux États-Unis était faible par rapport aux normes européennes". "D’après les informations disponibles sur la part de marché des différents produits à base de cannabis, la puissance effective est restée relativement stable dans presque tous les pays pendant plusieurs années, à un niveau de 6 à 8%. La seule exception est les Pays-Bas, où, en 2001, elle a atteint 16%". En Suisse, ce taux moyen serait de 13 % (Bowen et Bernhard 2003). Entre 2002 et 2004, le professeur Brenneisen a analysé 600 échantillons de chanvre suisse pour une moyenne de 11%.
Autre affirmation à contre-courant : "La puissance du cannabis n’est qu’un facteur parmi d’autres dans le calcul de la dose qu’une personne recevra sur une période donnée. Le mode d’administration, la manière de fumer, la quantité de cannabis fumée au cours d’une séance et le nombre de séances effectuées par un individu sont tout aussi importants, voire plus, pour calculer son niveau d’exposition au risque. Le cannabis à haute puissance a toujours été disponible dans une certaine mesure, et les inquiétudes à ce sujet ne datent pas d’aujourd’hui".
Et enfin, "Les effets de la dépendance ou de l’abus du cannabis semblent moins graves que ceux des autres drogues. La plupart des consommateurs intensifs de cannabis semblent être des jeunes gens relativement bien intégrés, qui sont plus exposés au risque d’autres problèmes sociaux (accidents de la circulation, abandon de la scolarité ou perturbations familiales) qu’à celui de la délinquance, et les interventions devraient être appropriées et ne pas créer d’autres problèmes ou aboutir à l’exclusion".
Trop de THC ?
D’après « Cannabis, état des lieux en Suisse » ISPA 2004, « A l’heure actuelle, on ne connaît aucun effet à long terme sur la santé d’une teneur élevée de THC dans le cannabis ». De même, on ne peut pas comparer les effets et la toxicité du chanvre avec les opiacés, ce serait un non-sens pharmacologique. Par contre, L’ISPA ajoute deux observations intéressantes : « L’augmentation de la teneur en THC des préparations cannabiques n’accroît pas nécessairement les risques d’atteintes à la santé. Les fumeurs réguliers, pour autant qu’ils sachent en doser l’effet enivrant et prennent moins de marijuana pour obtenir l’effet désiré, réduisent les atteintes éventuelles des voies respiratoires. » et « Une concentration plus élevée de THC peut générer, chez les consommateurs inexpérimentés, des réactions aversives telles que nausées et états anxieux, et donc les dissuader de recommencer. » Comme pour l’alcool, il existe la bière, le vin et la gnôle. Si le consommateur est averti, il adapte sa dose. Ce n’est pas possible avec le marché noir du cannabis.
Combien d’usagers problématiques ?
Selon les estimations 2006 de l’EMCDDA, quelque 22,5 millions d’adultes européens ont pris du cannabis au cours des douze derniers mois, soit 7 % environ de la population âgée de 15 à 64 ans. En moyenne, 33 % des Européens qui ont un jour pris du cannabis en ont également consommé au cours des douze derniers mois, tandis que 16 % seulement en ont consommé au cours des 30 derniers jours soit environ 12 millions d’européens. Une estimation 2004 de l’OEDT suggère que 1 % des Européens adultes, soit quelque 3 millions de personnes, pourraient être des usagers quotidiens ou quasi-quotidiens de cannabis. Le cannabis est invoqué comme la raison principale par environ 15 % des 380 000 patients demandant un traitement pour usage de drogues en Europe, soit 42.000 usagers problématiques pour 12 millions d’usagers plus ou moins chroniques. Avec 25% d’usagers réguliers et 4% d’usagers problématiques, le cannabis présente une dangerosité largement inférieure à l’alcool, au tabac ou aux opiacés.
Cannabis au volant
Un article du Monde du 4 octobre 2005 titré « L’alcool est de loin plus dangereux au volant que le cannabis » analysait la vaste enquête française"Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière" (SAM). Il en ressort que la part des accidents directement attribuable au cannabis est d’environ 2,4 % (soit quelque 170 décès) quand celle de l’alcool est de 28,5 % (1 940 décès). Un conducteur ayant fumé du cannabis est près de deux fois (1,8) plus susceptible de provoquer un accident mortel qu’un automobiliste à jeun. Mais ce risque accru reste très inférieur à celui induit par l’alcool (8,5), même consommé modérément, dans la limite du seuil légal de 0,5 gramme par litre dans le sang au-delà duquel il est interdit de conduire, l’alcool est plus souvent que le cannabis à l’origine d’un accident mortel (3,3).
Plus de cancer du poumon ?
Les nouvelles découvertes « ont été contraires à nos attentes », déclare au Washington Post Donald Tashkin, de l’Université de Californie à Los Angeles, un pneumologue qui a étudié le cannabis pendant 30 ans. « Nous avions formulé l’hypothèse de l’existence d’une corrélation (association) positive entre cannabis et cancer du poumon, et que cette corrélation serait encore plus positive avec les gros fumeurs », dit-il. « Nous avons découvert qu’il n’y avait pas de lien causal du tout, et même une possibilité d’une sorte d’effet protecteur. »
Déclencheur de schizophrénie ?
A propos de la polémique sur la schizophrénie, l’audition le 5 février 2003du Professeur Bernard ROQUES, membre de l’Académie des sciences et auteur d’un rapport fameux sur la dangerosité comparée des drogues, devant le Sénat français, est particulièrement pertinente.
« ... On rapporte toujours l’étude des 50 000 conscrits suédois qui ont été analysés dans un premier temps au bout de quinze ans et qui, cette analyse ayant des biais manifestes (ce que les auteurs reconnaissaient volontiers), ont fait l’objet d’une deuxième analyse après vingt-cinq ans, étude qui vient d’être publiée dans le British Journal of Medicine et qui offre donc un recul considérable.
Lorsqu’on regarde bien les résultats de cette étude, on est frappé de constater que les auteurs disent qu’on a 30 %, ce qui est énorme (une autre étude parle même de 50 %), de malchances de devenir schizophrène si on prend des quantités importantes de cannabis avant l’âge de 18 ans. Cela pose un problème que tout le monde a relevé : compte tenu de l’énorme consommation de cannabis, il est évident que l’on devrait voir un nombre beaucoup plus important de schizophrènes dans les hôpitaux alors que c’est l’inverse qui se produit. Le nombre de schizophrénies est d’environ 1 % et il y a une répartition parfaitement homogène dans toutes les populations du monde, tout simplement parce que c’est une maladie à connotation génétique très importante. C’est donc un premier biais important.
Le deuxième, qui est au moins aussi important, c’est que lorsqu’on considère les pays dans lesquels, pour des raisons culturelles, le cannabis est consommé tous les jours, depuis la plus tendre enfance, par rapport à ceux où, pour d’autres raisons culturelles, il n’est jamais consommé, la proportion de schizophrènes est strictement la même, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de différence entre les deux. »
En conclusion, il suffit de peu de modifications pour poursuivre une politique réaliste en matière de drogues sans modifier structurellement l’actuelle proposition de révision de la Lstup : Pas d’abstinence comme but principal, pas d’explosion des peines et des amendes, l’extension des politiques expérimentales de réduction des dommages au Cannabis Social Club, une information plus objective sur la dangerosité des drogues.
Laurent Appel