Entretien avec le pionnier américain de la légalisation du cannabis Ethan Nadelmann. Pour lui, la Suisse a toujours su inventer des politiques publiques innovantes en matière de consommation de stupéfiants
Fabrique de cigarettes médicinales en Israël
© © Amir Cohen / Reuters
Le chantre américain de la légalisation du cannabis Ethan Nadelmann est de passage à Genève ce jeudi à la Maison de la Paix pour parler drogue, invité par le Global Health Centre et le Groupement Romand d’Etudes des Addictions (GREA). Directeur de la Drug Policy Alliance, ancien professeur à Princeton, il est devenu l’une des figures tutélaires du mouvement pour une réforme des politiques en matière de stupéfiants. L’histoire montre que l’innovation, en Suisse comme aux Etats-Unis, commence au niveau local, dit-il.
Le Temps: Le 8 novembre, les Américains choisiront entre Hillary Clinton et Donald Trump et la Californie votera aussi sur la légalisation du cannabis. Il y a plusieurs années, cette idée avait déjà été rejetée dans les urnes. Pensez-vous que les opinions aient changé entre-temps?
Ethan Nadelmann: Oui, 60% de la population dans cet Etat est favorable à une légalisation, je m’attends donc à ce que la nouvelle loi, beaucoup plus élaborée, soit acceptée. Ce n’est d’ailleurs pas le seul Etat à se prononcer sur cette question ce jour-là. Il y aura aussi le Nevada, l’Arizona, le Maine et le Massasuchetts. Au moins trois autres Etats décideront quant à eux s’ils autorisent le cannabis médical.
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- Pourquoi n’y a-t-il pas une loi fédérale, aux Etats-Unis, pour légaliser le cannabis?
- Le Congrès est le dernier endroit où se produisent les changements. C’était pareil du temps de la prohibition de l’alcool. Aux Etats-Unis, l’impulsion survient d’abord au niveau local, comme en Suisse d’ailleurs, où plusieurs villes souhaitent reprendre le débat sur la légalisation du cannabis. La Suisse a déjà joué un rôle de pionnier dans sa politique de réduction des risques en étant la première à ouvrir des salles d’injection et à autoriser la prescription d’héroïne. Elle a une vraie tradition d’innovation.
- Quelles leçons tirez-vous, depuis que le Colorado a initié le mouvement en 2014?
- Nous ne constatons pas d’augmentation de la consommation des mineurs (jusqu’à 21 ans) en partie parce que pour eux, le cannabis reste interdit. En revanche, nous observons une hausse auprès des adultes, entre 40 et 70 ans. Pour la première fois, on constate que davantage de parents que d’adolescents fument des joints aux Etats-Unis.
Jusqu’ici, c’était surtout les jeunes qui avaient accès au produit: ils ont toujours su comment se procurer du cannabis sur le marché noir. Maintenant que la marijuana peut se trouver en magasin, des adultes réticents à acheter un produit sur le marché illégal ont commencé à s’y intéresser.
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- Observez-vous l’émergence de nouveaux usages liés à la consommation de cannabis?
- Avant, fumer de la marijuana était associé à un acte rebelle, on roulait des joints en cachette. Là où il est devenu légal aujourd’hui, le cannabis est plutôt consommé par vaporisation ou sous forme de produits alimentaires. On se soucie davantage de sa saveur ou de sa qualité, de savoir s’il est bio ou non. Il peut être utilisé pour des raisons médicales, pour clamer des douleurs liées à une maladie chronique, par exemple, ou occasionnellement pour le plaisir.
Mais nous constatons que les frontières entre l’usage récréatif et l’usage médical du chanvre se brouillent. Certains consommateurs décident de substituer l’herbe aux somnifères. D’autres, pour se détendre en rentrant du travail, préféreront tirer sur un joint plutôt que de boire un verre de whiskey. Nous observons d’ailleurs que le cannabis se substitue de plus en plus à une consommation d’alcool, plus dangereuse.
- A-t-on une meilleure connaissance des risques de la marijuana?
- On connaît déjà la marijuana depuis des années, on sait que c’est une drogue et qu’en tant que telle, elle peut être utilisée en toute sécurité, ou non. Pour la plupart des usagers, elle ne pose pas de problème. Personne ne meurt d’overdose de cannabis. Les Etats-Unis ont en revanche un problème avec l’héroïne: la mort par overdose est devenue l’une des premières causes de mortalité dans notre pays. Or, dans les Etats qui ont légalisé le cannabis, nous enregistrons les baisses les plus drastiques des taux de mortalité par abus d’héroïne. Il semble qu’il y ait aussi un remplacement des opiacés par la marijuana.
- Lorsqu’on voit le marché qui se développe autour du cannabis, ne redoutez-vous pas que les intérêts financiers l’emportent sur les questions de santé publique?
- Les risques d’excès d’une industrie légale existent, mais ils sont moindres que ceux d’une industrie illégale. Je constate que la loi impose un cadre suffisamment strict et que les entreprises actives sur ce marché se montrent plutôt responsables, contrairement aux narcotrafiquants. Même s’il y a des problèmes avec la régulation, la société se portera toujours mieux avec une régulation imparfaite qu’avec un système de prohibition.
- Le débat sur la légalisation du cannabis agite aussi la France et la Suisse, deux pays que vous visitez en ce moment… en quoi pensez-vous qu’il soit influencé par les expériences américaines?
- Le modèle américain de légalisation du cannabis est propre aux Etats-Unis. Nous sommes la société capitaliste la plus dynamique du monde, c’est pourquoi nous avons opté pour un système de légalisation libéral, qui reflète notre culture. Les pays européens auront leurs propres modèles. Je viens de passer au Sénat, à Paris, et j’ai l’impression que la plupart des politiciens français ne veulent pas parler de cela. Pourtant, il y a une tendance de fond vers une réforme. Le Canada veut légaliser la marijuana, la République tchèque ou l’Espagne y songent.
- La guerre à la drogue a commencé aux Etats-Unis et c’est pourtant des Etats américains que vient l’impulsion d’un changement, comment expliquer ce paradoxe?
- L’impulsion vient de la société civile mais le changement n’aurait pas été possible si des Etats n’avaient pas commencé par légaliser le cannabis médical dès 1996. Dès lors, le regard de la population sur les consommateurs de marijuana a commencé à évoluer. Nous avons eu trois présidents successifs qui ont admis avoir consommé du cannabis dans leurs jeunesses: Bill Clinton, Georges Bush et Barak Obama, cela a aussi joué un rôle.
- Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer dans ce combat?
- Pour moi, il ne s’agissait pas seulement de marijuana, mais de l’ensemble des dommages créés par la guerre contre la drogue. La criminalisation de l’usage des drogues a des effets néfastes sur la santé publique, sur les politiques fiscales et conduit à des violations massives des droits humains.
Ma réflexion a commencé au collège, lorsque j’avais 18 ans et que je fumais. Je me suis demandé pourquoi je risquais de me faire arrêter pour un joint alors que si je buvais de l’alcool, un produit bien plus dangereux, je n’allais pas être inquiété. Puis en tant qu’enseignant à Princeton, je me suis intéressé au fossé gigantesque entre nos connaissances scientifiques et les politiques publiques. C’est fascinant.
- Avez-vous continué à fumer des joints?
- Je n’ai jamais été un consommateur quotidien, mais j’en prends de temps en temps.
- Pensez-vous qu’il faut appliquer le même raisonnement à toutes les drogues et les légaliser?
- Non. Avec le cannabis, la meilleure politique est la légalisation. Avec l’héroïne, la Suisse a un excellent modèle: la réduction des risques. Je ne pense pas que nous devrions pouvoir consommer de l’héroïne comme nous buvons de l’alcool… La politique dépend du type de drogue. Le but des réformes en la matière est de s’éloigner de la criminalisation pour améliorer la santé publique.
- Quel sera l’impact de l’élection américaine sur la politique de drogue?
- Si Hillary Clinton est élue, elle a déjà dit qu’elle comptait suivre la ligne tracée par Barack Obama et permettre aux Etats de légaliser le cannabis. Avec Donald Trump, c’est impossible à dire, on ne sait jamais ce qu’il pense ou ce qu’il croit. Son entourage est plutôt anti-marijuana, je me ferais donc davantage de souci. Mais de toute façon, s’il est élu, ce sera un cauchemar pour les Etats-Unis et le reste du monde.
Source: letemps.ch