A Berkeley, tout est prêt. A 6 heures du matin, lundi 1er janvier, le maire Jesse Arreguin doit couper le ruban : les ventes de marijuana pourront commencer au magasin du Berkeley Patients Group (BPG), sur San Pablo Avenue. Un moment « historique » selon le propriétaire du dispensaire, Sean Luse, qui milite pour la légalisation du cannabis depuis vingt ans et qui a connu les hauts et les bas du combat contre la prohibition de 1915 : les premières prescriptions de marijuana médicale, en 1996, la brusque répression pendant la présidence de George W. Bush, en 2004, et la grande libéralisation des années Obama.
Sean Luse s’attend à une file d’attente qui fera « le tour du pâté de maison ». Le magasin a installé des distributeurs automatiques de joints préroulés. Il prévoit des « kits du débutant » pour les néophytes qui voudront tester les différentes variétés (Indica, Sativa, etc.). Il faudra payer en espèces. Le secteur bancaire hésite toujours à s’engager dans un commerce qui reste illégal au niveau fédéral. Tout comme les assurances : 44 des multiples plantations illégales du « triangle d’Emeraude » du nord de la Californie viennent d’en faire l’expérience. Dévastées par les incendies d’octobre, elles n’ont aucun espoir de compensation.
La légalisation de la marijuana – avec ses produits dérivés exotiques, soupes, élixirs – est devenue presque banale aux Etats-Unis. Sept Etats l’ont déjà approuvée. Mais par son importance (39 millions d’habitants), le Golden State donne une dimension irréversible au mouvement lancé par le Colorado, premier Etat à avoir franchi le pas, le 1er janvier 2014. A partir du 1er janvier 2018, un Américain sur cinq vivra dans un Etat qui autorise la consommation à des fins récréatives. Seule une poignée d’Etats, dans le Sud républicain, résistent à la tendance et interdisent même la marijuana médicale.
Une once et six plants
Le marché, dans l’Etat le plus peuplé des Etats-Unis, s’annonce colossal. Les estimations décrivent des ventes annuelles de 7 milliards de dollars (5,8 milliards d’euros) en 2020, soit plus que le chiffre d’affaires de l’industrie laitière et autant que la récolte des amandes et des pistaches, les fleurons de l’agriculture locale. Inquiet de voir circuler autant de cash dans l’Etat (les entreprises apportent leurs liasses de liquide en fourgonnettes blindées chez le receveur des impôts), le bureau du gouverneur Jerry Brown a pris contact avec les représentants de 65 banques et établissements de crédit pour contourner l’obstacle fédéral.
La légalisation fait suite à l’adoption par les électeurs de la proposition 64, en novembre 2016, à une majorité de 56 %. L’administration californienne avait un an pour se préparer. Elle a pris du retard, ce qui a introduit une certaine pagaille. La réglementation n’a été publiée qu’en novembre 2017 : elle prévoit que les adultes pourront acheter une once (28,3 grammes) et cultiver six plants à domicile. Surtout, elle requiert que les exploitants obtiennent au préalable une licence de leur municipalité. Résultat : des bagarres au sein des conseils municipaux, qui ont fait apparaître une réalité contrastée. Alors qu’elle a été le premier Etat à développer la marijuana médicale, la Californie, bastion progressiste, traîne les pieds pour la mise en place du marché « récréatif ».
Au jeudi 28 décembre, seules 42 autorisations avaient été accordées par l’Etat, 150 autres étaient en cours d’examen et les employés du bureau de contrôle du cannabis prévoyaient de travailler tout le week-end pour expédier les dossiers. Los Angeles ne sera pas prête pour le 1er janvier et à San Francisco, l’ouverture des premiers magasins n’aura lieu que le 5, et avec des permis temporaires de cent vingt jours.
Seule une minorité de collectivités locales (27 %), parmi les 500 de l’Etat, ont approuvé la vente libre sur leur territoire. Les localités désargentées de l’intérieur et les desert towns de Californie du Sud ont donné leur feu vert, alléchées par la manne fiscale (de 7 à 9 % des ventes, en plus de la taxe fédérale de 15 %). En revanche, les communautés asiatiques ont refusé. Tout comme Palo Alto, où siège l’université Stanford. Même dans le comté de Marin, au nord de la baie de San Francisco, le lieu de naissance de la fête du cannabis – le 20 avril –, les anciens hérauts de la contre-culture se sont opposés aux pot shops.
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Il semblerait que la Californie a pris en compte les injustices provoquées par les années de répression. Selon le groupe NORML, qui milite pour l’abrogation de la prohibition, 2,7 millions d’arrestations liées à la marijuana ont eu lieu entre 1915 et 2016. Or, selon l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), les Noirs ont quatre fois plus de chance que les Blancs d’être arrêtés pour possession de cannabis, alors qu’ils ne consomment pas plus.
Cause populaire
En guise de « réparations », selon l’expression des militants, plusieurs localités, dont San Francisco et Los Angeles, ont mis en place des programmes dits « d’équité ». L’idée est née à Oakland, le fief historique des revendications afro-américaines. Dès le printemps, la ville a décidé de réserver la moitié des autorisations d’exploiter aux victimes de la « guerre contre la drogue ». Conditions : avoir été condamné pour un délit lié à la marijuana, avoir des revenus de moins de 80 % de la moyenne locale, ou avoir résidé pendant dix des vingt dernières années dans un quartier ayant connu un nombre élevé d’arrestations. Cent trente personnes ont postulé au programme.
La municipalité d’Oakland a aussi encouragé les riches investisseurs à s’associer à des victimes s’ils voulaient bénéficier d’une autorisation d’exploiter. L’industrie du cannabis nécessite des capitaux importants, hors de portée des jeunes des quartiers pauvres. Il faut assurer le traçage de chaque pied, installer un système de vidéosurveillance, soumettre la récolte à des tests de pesticides, recruter des agents de sécurité pour le convoyage.
Depuis un an, l’administration Trump renvoie des signaux contradictoires. Le ministre de la justice, Jeff Sessions, répète régulièrement qu’il est opposé au marché libre et qu’il n’a pas perdu espoir de sévir. Jusqu’à présent, le Congrès a préféré fouetter d’autres chats, d’autant que la légalisation est une cause populaire chez les libertariens et que 64 % de la population américaine y est favorable, selon le sondage effectué par Gallup depuis 1969 (12 % à l’époque, 36 % en 2006). En 2017, la proportion de républicains soutenant la normalisation a dépassé 50 % pour la première fois.
La légalisation ne repose que sur deux textes, fragiles, mais qui témoignent de la souplesse du fédéralisme américain. Le premier est un mémorandum (« Cole Memo ») d’août 2013, dans lequel l’adjoint du ministre de la justice de Barack Obama, James Cole, recommandait aux procureurs fédéraux de ne pas poursuivre les individus ou entreprises agissant en accord avec une série de principes qu’il énonçait – pas de vente aux mineurs, pas de débordements dans les Etats non légalisateurs, pas d’usage ou de production sur les terres fédérales, pas de retombées financières au profit de gangs ou de cartels… Il n’a pas été officiellement abrogé, mais nombre de procureurs ne l’appliquent plus.
Le second est un amendement, dit amendement Rohrabacher-Farr, qui empêche les procureurs fédéraux de consacrer des ressources aux poursuites contre ces entités. L’amendement, qui date de mai 2014, a été discrètement reconduit le 22 décembre lorsque Donald Trump a signé la loi de finances rectificative. Les avocats de la marijuana pourront profiter de la fête du 1er janvier.