La vente de «mari» doit se faire en pharmacie, mais ce projet rencontre des difficultés
Photo: Matilde Campodonico Associated Press Une femme observe un plan de marijuana de près lors de la foire du cannabis de Montevideo en 2014.
L’Uruguay a été le premier pays de la planète à avoir légalisé la production, la consommation et la vente du cannabis. C’était en décembre 2013. Près de trois ans plus tard, la mise en oeuvre de la loi réglementant le marché de cette drogue douce s’avère plus compliquée que prévu.
Tout le monde connaît la loi 19.172 en Uruguay. Elle permet à ce petit pays de 3,4 millions d’âmes, coincé entre le Brésil et l’Argentine, de vivre une expérience unique au monde qui sera peut-être suivie l’an prochain par le Canada : produire, consommer et distribuer de la « mari » à l’air libre.
Chacun des 200 000 consommateurs réguliers de cette drogue douce, jugée « très dangereuse » par les Nations unies, peut déjà posséder six plants de cannabis. La production à domicile, pour un usage personnel, ne doit pas dépasser 480 grammes par an. Il y aurait déjà 40 000 « cultivateurs de salon ». Si un Uruguayen n’a pas l’« espace vital » pour faire pousser son herbe préférée, il peut le faire au sein d’un club cannabique. Il existe une vingtaine de ces clubs à Montevideo, tous assez loin d’une école. « L’adhésion coûte une fortune, près de 500 dollars de frais d’entrée et une cotisation mensuelle d’une centaine de dollars », rappelle Ismaël Serrentino, 26 ans et fier de se dire « autocultivateur ».
Avec ses deux copains Joaquin Suarez, 26 ans, et Carlos Martinez, 25 ans, il fume tous les jours « cinq ou six joints ». Pas plus ? Les trois sourient. En vendent-ils ? « Cela nous arrive ! »
Dans les pharmacies
La vente doit se faire dans les pharmacies, nerf de la guerre contre le marché noir avec son chiffre d’affaires annuel d’une quarantaine de millions de dollars. Elle est annoncée tous les mois pour être chaque fois différée. Mais cette fois semble la bonne et elle devrait commencer ces jours-ci dans une cinquantaine de farmacias.
Pourquoi si peu de pharmacies ? L’Uruguay en compte tout de même 1200. « Les pharmacies ont peur d’être dévalisées ! » croit Julián González Guyer, professeur à la Faculté des sciences sociales de l’Université de Montevideo. L’ancien guérillero des Tupamaros (extrême gauche), jeté au cachot pendant sept ans sous la dictature (1973-1985), jure ne pas fumer. Comme d’ailleurs José « Pépé » Mujica, l’ex-président (2010-2015) qui a fait voter la loi 19.172 pour couper l’herbe sous le pied des narcotrafiquants.
« Pépé » a aussi été emprisonné et torturé, « mais pas dans la même cellule que moi », précise Guyer, 67 ans, avec un timide sourire.
C’est également pour des raisons d’éthique professionnelle que la grande majorité des pharmacies hésitent à mettre sur leurs rayons la drogue la plus consommée au monde.
En vendre, c’est comme offrir du tabac ou de l’alcool, déclare une employée d’une succursale de Farmashop, qui en compte 92 en Uruguay.
« Le faire pour des raisons médicales passe encore, mais le cannabis récréatif, non », soutient Zuella Porido.
Comme le rappelle Jorge Suárez, président du Centre des pharmacies de l’Uruguay, « une pharmacie c’est pour guérir, pas pour rendre malade ».
Pour le professeur Guyer, l’opposition vient surtout de l’extérieur de Montevideo. « Dans les petites villes, les pharmaciens se disent : “ Que vont penser mes clients si moi, je me mets à vendre de la drogue ? ” »
De manière générale, au moins 60 % des Uruguayens s’opposent encore à la « régulation » de la marijuana, comme d’ailleurs l’actuel président de gauche, Tabaré Vázquez, un cancérologue de 76 ans qui, lors de son précédent mandat (2005-2010), a fait de l’Uruguay le premier pays latino-américain à bannir le tabac des lieux publics.
Même s’il juge « incroyable » la vente de cannabis dans les pharmacies, il a promis de ne pas abroger la loi du charismatique Mujica, surnommé « le président le plus pauvre du monde ».
« Pot » gouvernemental
Le gouvernement est convaincu que les pharmacies finiront par accepter d’en vendre. Elles devraient faire un profit de 30 % sur chaque gramme vendu à 1,17 $, prix jugé assez élevé pour ne pas encourager la consommation et assez bas pour concurrencer la marijuana de mauvaise qualité venant surtout du Paraguay voisin.
C’est sous strict contrôle de l’État qu’elles pourront stocker deux kilogrammes de cannabis dans leurs locaux et se réapprovisionner tous les 15 jours. Deux entreprises privées ont été choisies afin de produire entre six à dix tonnes d’« herbe » par année sur une vingtaine d’hectares. Aucune publicité ne sera permise et le gouvernement mènera des campagnes de prévention comme il l’a fait pour la cigarette.
À terme, la production devrait s’élever à une vingtaine de tonnes annuellement pour satisfaire la demande.
Pour l’heure, les pharmacies vont offrir trois variétés, choisies par l’État, avec différents niveaux de composés de psychotropes. Leurs noms ne sont pas encore connus. La vente de ce « cannabis gouvernemental » ne doit pas dépasser les 40 grammes (1,4 once) mensuellement par client. Il doit être âgé d’au moins 18 ans et donner ses empreintes digitales par voie électronique. Pour éviter le « tourisme du cannabis », les étrangers ne pourront pas en acheter.
En contrôlant le commerce de la « mari », qui représente 70 % de la consommation de drogue en Uruguay, le gouvernement assure qu’elle sera de meilleure qualité que sur le marché noir.
« Sûrement, mais la production et la vente sont trop réglementées. La loi 19.172 avec ses nombreuses restrictions n’est pas pratique », regrettent Ismaël, Joaquin et Carlos, satisfaits quand même de la légalisation du cannabis dans leur pays.
Les trois fument ce qui reste de leur joint, sourient et remontent tranquillement l’avenue du 18-Juillet, la grande artère de Montevideo.
Antoine Char - Collaboration spéciale à Montevideo
Source: ledevoir.com