La culture du cannabis pèse près de la moitié du PIB albanais ! Production de longue date dans ce pays balkanique, où elle est devenue un moyen de survie pour beaucoup d’habitants. Et une source de corruption.
-
Tirana (Albanie), reportage
À l’automne dernier, les mêmes images se sont répétées quotidiennement sur les chaînes de télévision albanaises. Alors que la récolte de cannabis battait son plein, la police partait à l’assaut de zones difficiles d’accès et mettait le feu à des milliers de plants. Animateur de ce feuilleton audiovisuel enfumé, le gouvernement social-démocrate se félicitait du succès de sa « guerre contre la drogue ». Grâce au soutien de la Guardia di Finanza italienne, environ 2,5 millions de plants ont ainsi été détruits en 2016. Mais la culture est loin d’en avoir disparu. En ce début d’année 2017, Europol et le département d’État états-unien désignent toujours l’Albanie comme le « principal pays producteur en Europe ».
Le cannabis a pris racine en Albanie de longue date. Sous la dictature communiste d’Enver Hoxha (1944-1985), sa culture était contrôlée par l’État. Il était même l’une des rares marchandises exportées par ce pays très isolé politiquement. La Suisse appréciait les grandes qualités de l’herbe albanaise et l’utilisait comme plante médicinale et en matière pharmaceutique. Après la chute du régime en 1991 et la décennie chaotique qui s’ensuivit, une génération de groupes criminels albanais a émergé au cours des années 2000. Selon Fabian Zhilla, spécialiste du crime organisé et fondateur de l’ONG Open Society Foundation for Albania, « ces nouveaux acteurs, membres de réseaux internationaux, ont délaissé le trafic d’armes et d’êtres humains que privilégiaient leurs prédécesseurs des années 1990 et investi dans le trafic de drogue ».
Un moyen de survie pour beaucoup d’Albanais
Le petit village de Lazarat, situé à quelques kilomètres seulement de la frontière grecque, s’est alors forgé une renommée internationale et gagne même le titre de « royaume européen du cannabis ». Sous la coupe des trafiquants, la commune s’est entièrement consacrée à « l’or vert », qu’une grande partie de ses 5.000 habitants cultivaient au grand jour dans les champs et les cours des maisons. Le gouvernement de droite, au pouvoir entre 2005 et 2013, fermait les yeux. Un rapport italien estimait que la production annuelle de Lazarat s’établissait à quelque 900 tonnes par an, pour un chiffre d’affaires estimé à 4,5 milliards d’euros, soit près d’un tiers du PIB albanais. Une somme astronomique pour ce petit pays, l’un des plus pauvres du continent.
Avec l’élection en 2013 du socialiste Edi Rama, le vent a tourné pour le village. Un an après son accession à la tête de l’État, M. Rama déclarait la « guerre aux trafiquants de drogue » et envoyait l’armée pour un assaut de cinq jours, très médiatisé. 80 tonnes de cannabis et des quantités d’armes utilisées par les trafiquants étaient saisies, une douzaine de personnes arrêtées. Parmi elles ne figurait cependant aucun « gros poisson ». De nombreux observateurs soulignèrent également le calendrier choisi pour cette spectaculaire opération policière : après trois échecs, l’Albanie obtint enfin de l’Union européenne le lancement de la procédure en vue de son intégration.
Plantation de cannabis vers Shkodër.
Mais la politique de M. Rama n’a pas été durablement soutenue. « La production, autrefois concentrée à Lazarat est aujourd’hui dispersée dans tout le pays et, de ce fait, totalement incontrôlable », dit Fabian Zhilla. Cultiver du cannabis s’est imposé ces dernières années comme un nouveau moyen de survie pour beaucoup d’Albanais. Dans ce pays où 45,5 % de la population vit avec moins de 5 € par jour et où l’immigration reste le seul espoir pour de nombreux jeunes, certains choisissent de se tourner vers cette activité bien plus lucrative que les bas salaires proposés par les centres d’appels ou l’hôtellerie.
Avec un kilo de cannabis équivalant à deux tonnes de blé, soit autour de 250 €, sa culture tente de nombreux paysans dans un pays où la population est rurale à 60 %. Comme nous le confie un policier régulièrement envoyé ces dernières années dans les montagnes du Nord, « nos actions de destruction ne dissuadent pas les cultivateurs et les petites parcelles sont même toujours plus nombreuses ».
« Difficile d’imaginer que le personnel politique ne soit pas impliqué »
Avec une moyenne de plus de deux cents jours de soleil par an et d’importantes ressources en eau, le pays méditerranéen offre des conditions climatiques idéales pour Cannabis sativa L., et particulièrement pour une variété néerlandaise au cycle de floraison très court. Certaines parcelles agricoles vivrières des montagnes et des cultures de légumes ou d’herbes médicinales sont converties à sa production. La législation albanaise est pourtant particulièrement ferme : la culture et le transport du cannabis sont punis de trois à quinze ans d’emprisonnement. Mais sans beaucoup d’effet.
Car si de nombreux policiers sont impliqués dans le trafic, notamment dans les campagnes, pour Fabian Zhilla, cette corruption de terrain en cache une autre. « Étant donné que la police est une institution très hiérarchique, il est difficile d’imaginer que le personnel politique ne soit pas impliqué. » Dans son dernier rapport sur le pays, la commission de l’UE pour l’élargissement « salue les opérations menées dernièrement contre des plantations de cannabis », mais « relève que la police et le parquet ne sont pas en mesure d’identifier les réseaux criminels responsables de la culture de drogue ».
Une situation que déplorent les principaux pays de la région qui pointent régulièrement le manque de volonté politique de leurs homologues albanais. Avant de répondre à la demande aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en France, le cannabis, mais également l’héroïne afghane ou la cocaïne, entre en UE essentiellement par l’Italie et par la Grèce voisines. Les moyens de transport utilisés vont du dos d’âne au jet privé en passant par les petites vedettes rapides.
Destruction de plantations de cannabis vers Shkodër.
À la fin de l’année dernière, le cas de Kelmend Balili a échaudé Athènes. Celui que les médias surnomment le « Pablo Escobar des Balkans » était accusé par la justice grecque d’organiser l’exportation de drogues vers leur pays. Directeur des transports de la circonscription de Sarandë de 2014 à mai 2016, non loin de la frontière hellène, il aurait bénéficié des liens de sa famille avec certaines personnalités politiques. Alors que la justice albanaise a mis près de sept mois avant de répondre au mandat d’arrêt grec, Kelmend Balili reste introuvable.
Plus récemment, un ancien directeur de la police antidrogue albanaise obtenait l’asile politique en Suisse. Visé par une demande d’extradition du gouvernement albanais, il assure que ses enquêtes en sont la cause puisqu’elles l’auraient mené à des proches du ministre de l’Intérieur, Saimir Tahiri, principal fer de la lance de la lutte contre le trafic de drogue, et qui a été récemment limogé.
La « Colombie de l’Europe »
Ces liens entre groupes criminels et autorités politiques ainsi que les sommes colossales générées par le trafic inquiètent. À quelques semaines des élections nationales prévues en juin, le Parti démocrate d’Albanie, le principal parti d’opposition, menace de ne pas y prendre part et boycotte depuis bientôt deux mois le travail parlementaire. Dénonçant « la corruption d’un gouvernement qui a transformé l’Albanie en Colombie de l’Europe », il réclame la « formation d’un gouvernement technique afin de garantir la transparence des élections ».
Les cargaisons de cannabis jetées à la mer par les trafiquants lors de leur interpellation se retrouvent sur les plages du pays.
L’importance de l’argent du cannabis fait consensus chez les diplomates étrangers et les commentateurs politiques albanais. Pour Fabian Xhilla, « on est aujourd’hui proche d’un montant équivalent à la moitié du PIB du pays. Les groupes impliqués ont acquis un important pouvoir financier et massivement investi dans l’économie et la politique ».
Alors que les débats sont focalisés sur l’aspect politique et répressif de la question, le député et homme d’affaires Koço Kokedhima parait isolé dans le paysage médiatique albanais. Depuis des années, il est le seul à plaider pour une légalisation du cannabis et cite les milliers d’emplois créés dans plusieurs États des États-Unis par la production de cannabis à des fins pharmaceutiques et récréationnelles. Alors que la consommation albanaise intérieure est anecdotique, il vante les « qualités reconnues du cannabis albanais » et se veut pragmatique face à un marché évalué à « plusieurs milliards d’euros ».
Source: reporterre.net
Il n’y a aucun commentaire à afficher.