A bout, Rappaz nous inflige un dilemme insoluble
Entre Bernard Rappaz et le Valais, le bras de fer continue. Mais le dénouement est proche. «J'arrive enfin au bout de mon tunnel avec la liberté ou la mort», écrit le chanvrier dans une lettre datée du 1er juillet.
98 jours de grève, interrompus 12 jours durant, le chanvrier détenu dans l'unité carcérale des Hôpitaux universitaires genevois est à bout. «Il s'affaiblit continuellement, a besoin de deux béquilles et ne pourra bientôt plus se lever», explique Aba Neeman, son avocat. «Les risques cardiaques et de thromboses sont grands. Son médecin attitré vient de partir en vacances pour trois semaines. Il m'a https://www.cannaweed.com/upload/server8/9383a7.png[/img]laissé entendre que si rien ne changeait, il ne pensait pas le revoir vivant.» Seule issue: il faut qu'un camp plie. Mais Rappaz répète qu'il est prêt à aller au bout. «Un guerrier qu'il soit violent ou non violent, n'a pas peur de la mort», écrit-il. Et Esther Waeber-Kalbermatten, la conseillère d'Etat en charge du dossier, répète, elle, qu'il n'est pas question d'une interruption de peine... L'impasse est totale. Par son jusqu'au-boutisme, le chanvrier place les politiques comme toute la société face à une question au fond purement morale, une question vertigineuse: peut-on le laisser mourir? Ou faut-il le sauver contre sa volonté?
Seuls les médecins semblent avoir tranché. Pour eux, pas question de nourrir Rappaz de force: il a expressément demandé à n'être ni alimenté ni réanimé. Des directives que le corps médical dit vouloir respecter. Et ce même si un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme stipule que l'alimentation forcée est obligatoire «s'il existe un danger manifeste pour la vie de l'intéressé».
Interview de Esther Waeber-Kalbermatten, conseillère d'Etat valaisanne (PS) en charge de la Sécurité : «Bernard Rappaz nous force à affronter des questions éthiques»
Une pétition vous demande d'interrompre la peine de prison de Bernard Rappaz: ça change quoi?
Laissez-moi le temps de me pencher sur le texte, mais, sur le fond, je le répète, il n'y aura pas d'interruption de l'exécution de la peine.
Il peut aujourd'hui mourir: pourquoi n'ordonnez-vous pas qu'il soit nourri de force?
Sans parler des questions éthiques et juridiques, le corps médical des Hôpitaux universitaire de Genève nous a fait savoir qu'il n'exécuterait pas une telle demande d'alimentation artificielle, puisque M.?Rappaz la refuse.
Et alors? Vous pouvez quand même décider d'une alimentation forcée. Même si les médecins refusent d'agir, un gardien de prison peut s'en charger, non?
Un gardien de prison? C'est exclu: soyons dignes et professionnels. Réalimenter une personne qui ne mange plus depuis si longtemps est compliqué, spécial, ça demande des connaissances et des compétences médicales. Ça ne peut pas se faire sans l'encadrement d'un médecin. Mais nous continuons à explorer toutes les pistes possibles. Chacun réalise aujourd'hui que la situation de M.?Rappaz ne peut pas durer encore longtemps.
Sur quels scénarios travaillez-vous?
Je ne peux pas en dire plus pour l'instant. Mais le 1er scénario, le plus simple, le plus logique reste qu'il arrête sa grève. On étudie d'ailleurs encore des moyens pour essayer de le convaincre.
C'est pour le convaincre que vous êtes allée le voir à la prison de l'hôpital la semaine dernière?
Il m'avait envoyé une lettre me demandant de le voir. Mais oui, je suis allée à sa rencontre pour l'écouter, tenter de le convaincre et lui répéter qu'il n'y aura pas d'interruption de sa peine.
Pour vous, est-ce humainement plus compliqué maintenant que vous l'avez rencontré?
Je lui ai parlé, j'ai mis un visage sur un dossier que je connais maintenant plus que bien. C'est moins abstrait. Mais je ne vais pas prétendre le connaître parce que je l'ai rencontré une fois. Et mon travail reste de traiter son cas avec professionnalisme.
Mais n'est-ce pas un cas particulièrement lourd à gérer?
M. Rappaz représente un cas spécial, unique, exceptionnel dans l'histoire du Valais. Il nous force à affronter - et c'est également positif - des questions judiciaires sur l'exécution des peines, sur le rôle de l'Etat. Et évidemment des questions éthiques. Alors oui, c'est parfois lourd. Mais le plus lourd, c'est pour lui.
Reste que vos décisions peuvent peser sur la vie ou la mort d'un homme. Vous dormez bien?
Merci de poser la question. Mais je sais faire la différence entre ma vie professionnelle et privée.
Avis de spécialistes
Jacques de Haller, président de la Fédération des médecins suisses (FMH)
Il s'agit d'un dilemme moral ingérable, insupportable. Face à un tel cas, un médecin a forcément envie de sauver son patient. Mais il ne peut pas improviser, au risque de tomber dans l'émotionnel, ce qui ne fait jamais de la bonne médecine. Raison pour laquelle les médecins doivent s'appuyer sur le Code de déontologie de la FMH. Ce code est à la fois une contrainte - celui qui ne le respecte pas risque des sanctions - et une aide précise sur laquelle tout praticien peut s'appuyer. Il stipule que le consentement libre et informé du patient reste un préalable absolu à toute action médicale. Le médecin doit respecter les voeux du patient, il ne peut ni le réanimer ni le nourrir de force contre sa volonté. Il existe une seule exception à cette règle: si le patient a des troubles psychiques ou n'est pas capable de discerner les enjeux de son action. En l'occurrence, si j'en crois les comptes rendus des médias, il ne semble pas que M. Rappaz soit dans cette situation. Il a donc le droit de décider s'il veut mourir et cette décision doit être médicalement respectée.
Denis Müller, éthicien, professeur à l'Université de Lausanne
C'est un dilemme éthique extrêmement difficile à trancher. De ce que je sais, M. Rappaz agit de manière consciente et libre. Il a choisi de mourir plutôt que de purger la totalité de sa peine, qu'il estime injuste. Il doit donc être reconnu dans ses droits et sa démarche. Le Conseil d'Etat valaisan estime, lui, au nom de la séparation des pouvoirs, qu'il n'a pas à casser un jugement qui a toutes les apparences d'une décision respectueuse du droit. Si on s'en tient là, c'est à M. Rappaz, et à lui seul, de décider ce qui lui paraît juste: donc il faut respecter sa volonté de mourir. Mais le Conseil d'Etat valaisan pourrait aussi adopter un point de vue supérieur, plus éthique que juridique. Il pourrait s'interroger sur la proportionnalité entre le crime de M. Rappaz et la valeur de la vie d'un homme. Etant donné le caractère idéologique du débat au sujet du chanvre dans notre société, qui ne me paraît pas justifier une position intransigeante et légaliste, le Conseil d'Etat pourrait demander à toutes les instances juridiques déjà utilisées ou non de se prononcer à nouveau, en attirant l'attention sur le caractère ultime de la détermination du condamné ou proposer lui-même un compromis humanitaire. Même si je comprends le refus de céder à un quelconque chantage, je suis troublé par le fait que M. Rappaz soit prêt à une telle extrémité pour obtenir une réduction de sa peine. Ce comportement doit nous interpeller du point de vue éthique. Quant à ceux qui estiment que la loi doit être appliquée à M. Rappaz comme à tout autre, ne doit-on pas leur demander si les dispositions au sujet du chanvre ne pourraient pas comporter une partie d'injustice incompatible avec l'éthique?
Robert Assaël, avocat, ténor du barreau genevois
Il peut paraître moralement choquant de laisser mourir sous ses yeux une personne qui en réalité ne le veut pas. Cela étant, pour éviter cette issue extrême, l'Etat devrait accepter de céder au bras de fer engagé par M. Rappaz, ce qui n'est pas possible, car cela reviendrait à donner à toute personne incarcérée le moyen de sortir de prison quand bon lui semble! On ne peut pour autant pas parler juridiquement de tentative de chantage, puisque cette infraction exige un dessin d'enrichissement illégitime. M. Rappaz a pris des directives anticipées, au sens de la loi sur la santé, qui imposent aux médecins de ne pas le nourrir, notre ordre juridique étant fondé sur l'autodétermination.
Ainsi, ceux qui n'interviendraient pas ne pourraient être poursuivis pénalement, en particulier pour omission de prêter secours. J'espère vivement que l'autorité tranche sans délai sa demande de grâce ou trouve une solution médiane.
En tout cas, aucun sentiment d'injustice, si respectable soit-il, ne justifie la mort!
Source : LeMatin.ch