A l’heure où le débat sur le cannabis se banalise en Europe, sa prohibition est toujours d’actualité en Turquie. Mais pour beaucoup, la loi est loin d’être un frein à sa consommation.
« Avant de commencer, je vous rappelle que je ne suis absolument pas responsable des torts que vous pourriez avoir en regardant cette chaîne. C’est précisé partout sur cette vidéo. A partir du moment où vous êtes en Turquie, c’est à vos risques et périls. » Derrière sa caméra, Sağlam Kafa souffle sur son joint. Le visage caché derrière un bec de corbin, celui qui se fait surnommer « Tête Robuste » a pris soin de remonter sa capuche jusqu’au bas de son front. Ses gestes sont ceux d’un habitué : cela fait plusieurs années qu’il s’est lancé sur Youtube. Assis sur son canapé, un décor nu, il s’adresse à sa communauté.
Il y a six ans, alors atteint du syndrome des jambes sans repos (RLS) il allumait son premier joint pour soulager la douleur. Aujourd’hui, il en a fait un usage quotidien qu’il partage avec ses internautes. Car Sağlam Kafa n’est pas que Youtubeur : depuis son compte discord, il préside tout un réseau de Turcs amateurs de cannabis. Ici, on se soutient, on parle affaire, techniques de passe-passe. Mais avec toujours un mot d’ordre : « Dans ce groupe, on parle entre adeptes. On n’incite pas. »
La punition : des tests de dépistage
On s’en doute, la répression du cannabis en Turquie n’empêche pas sa consommation. Historiquement, la caricature du derviche fumant son kenevir tient toujours la route. La loi pourtant est claire : tout achat ou consommation illicite est punissable d’un à deux ans d’emprisonnement. Bonus possible d’un an selon la bonne volonté des tribunaux. En 2014, le parti islamique a augmenté la sentence de prison maximum pour possession de drogue à 5 ans au lieu de 2 auparavant. Quant à la production ou le trafic, elle équivaut à une peine minimale de 10 ans. Mais dans les faits, les consommateurs minimisent les risques. « Je ne savais même pas qu’on pouvait passer autant de temps en prison » s’étonne Emine*. La jeune fille consomme depuis deux ans seulement, jamais en dehors de chez elle. « Personnellement, je n’ai jamais eu de problèmes. Deux de mes amis s’étaient fait prendre avec environ 15 grammes de marijuana et une balance. La seule punition qu’ils ont eue a été de faire des tests de dépistage de drogue régulièrement pendant neuf mois. »
Même son de cloche du côté d'Hassan, un jeune consommateur d'une vingtaine d'années. « En règle générale, être attrapé avec quelques grammes d’herbe sur soi ne mènera pas forcément à la prison. La seule chose qui peut être embêtante, c’est qu’on va t’inscrire sur la liste des addicts à la drogue. Mais je ne crois pas que ça puisse vraiment causer des problèmes. » Si le jeune homme savoure son insouciance, la liste dont il parle est utilisée par les avocats d’entreprise. Elle peut être un frein à la recherche d’emploi. Lui n’en est pas encore là : le joint fait partie de sa vie d’étudiant.
« Ils ont cassé ma porte ! »
« Les trafiquants de drogue devraient être traités de la même manière que s’ils étaient des terroristes. Les forces de sécurité ne doivent pas hésiter à leur casser les jambes. » En 2017, les propos du ministre de l’Intérieur Suleyman Soylu avaient fait polémique. Ils avaient été accompagnés de mesures accrues autour de la consommation de drogues : la même année, la police aurait saisi 217% de cannabis de plus que l’année précédente.
Sağlam Kafa, en a fait les frais. Il y a deux semaines, le youtubeur postait une longue vidéo suite à la descente de la police à son domicile. « Ils ont cassé ma porte ! » répète-t-il plusieurs fois en tapant sa cigarette sur sa table. Lui n’était pas présent à ce moment-là. Il raconte : « C’est ma copine qui était à la maison. Ils sont arrivés en disant qu’ils avaient eu mon nom, que quelqu’un avait senti l’odeur de l’herbe. » Sağlam Kafa éclate de rire en tirant sur son joint : « Ils n’ont trouvé que 10 grammes ! » Son témoignage n’a pas eu l'air d'inquiéter ses abonnés. Le débat qui pointait son nez le lendemain du témoignage a vite été balayé par un internaute : « Il n’y a pas de raisons qu’on se fasse prendre. Il suffit d’être discret et malin. On ne montre pas qu’on fume à tout le monde ! » Il ajoute : « Puis c’est bon, ton cannabis, tu le caches dans un pot de fleurs ! »
#FreeEzhel
Emine considère encore que la consommation de marijuana est un tabou en Turquie. « Par exemple, on utilise rarement le mot de weed, on emploie des connotations négatives comme esrar et kubar. » L’actualité de ces dernières années a pourtant témoigné d’un revirement sur cette consommation cachée. Et la fin de ce tabou a un visage : celui du chanteur Ezhel. De son vrai nom Sercan İpekçioğluun, le jeune rappeur turc de 28 ans ne se cache pas de chanter les bienfaits du cannabis. En 2017, son nouvel album Müptezhel (stone en argot turc) vogue entre critique du régime autoritaire, sexe, polarisation sociale… et cannabis. Dans ses chansons, il décrit la drogue comme derman, un vieux mot qui vient du farsi, signifiant à la fois « le remède » et « être en bonne santé ». Cerise sur le gâteau, il poste sur Instagram une photo où il apparaît avec une feuille de cannabis. Depuis 2018, le chanteur a été condamné plusieurs fois pour incitation à la consommation de drogue. Le simple fait de se montrer avec du cannabis serait suffisant pour une incarcération, selon İbrahim Seydioğulları, le chef de la police du Bureau des stupéfiants qui avait déclaré que « le partage de photos de drogue est punissable de cinq ans de prison ».
Le soutien du public pour Ezhel ne s’est pas fait attendre. Pendant plusieurs jours, le hashtag #FreeEzhel est resté dans le top des tendances sur Twitter. Des campagnes de pétition ont été mobilisées, des graffitis sont apparus à plusieurs endroits du pays et les musiciens ont manifesté leur soutien. Amnesty International avait même lancé une campagne en faveur de sa libération. Acquitté en juin 2018, il a été nommé cette année par le New York Times parmi les European Pop Acts que tout le monde devrait connaître.
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