La marijuana n'a pas toujours été illégale au Canada. Et saviez-vous qu'en 1923, lorsque le cannabis a été ajouté à la liste des substances dont la vente et la possession étaient interdites au pays, cela s'est fait sans aucun débat?
Un militant pour la légalisation de la marijuana allume un joint à Ottawa, le 20 avril 2012.
Photo : La Presse canadienne/Sean Kilpatrick
Jusqu’au début du 20e siècle, on pouvait acheter librement de l’opium, de la cocaïne et de la morphine. En 1908, la première loi sur les narcotiques a été adoptée, interdisant le trafic d’opium, qui était un problème important sur la côte ouest. Il y avait alors plusieurs manufactures d’opium et des fumeries dans les quartiers chinois de Vancouver et de Victoria.
Fumeur d'opium dans une conserverie de Richmond en 1913 Photo : Musée royal de la Colombie-Britannique/Frederick Dundas Todd
La morphine et la cocaïne ont été ajoutées à la liste des substances interdites en 1911. Puis, en 1923, ce sont l’héroïne, la codéine et le cannabis qui ont été prohibés.
Le cannabis aurait été ajouté à la dernière minute. Le ministre de la Santé de l’époque, Henri-Séverin Béland, a simplement mentionné qu’il y avait une nouvelle drogue au programme.
Selon des documents cités dans le rapport du Comité spécial sur les drogues illicites de 2002, une première ébauche du projet de loi ne contenait aucune mention du cannabis. Celui-ci n’est apparu que dans une deuxième copie.
Le ministre Béland aurait soutenu que le projet de loi visait à « consolider » la législation existante. Impossible de trouver trace des débats à la Chambre des communes, s’il y en a eu.
Pourquoi avoir ciblé la marijuana, une drogue pourtant peu connue au pays à cette époque? Les réponses divergent.
Pour suivre l’exemple américain
On a simplement suivi ce que faisaient nos voisins du sud, pense Line Beauchesne, professeur agrégée au Département de criminologie de l'Université d'Ottawa. La marijuana avait déjà été interdite dans quelques États américains, dont la Californie, le Wyoming et le Texas.
Cibler le cannabis était en fait une façon détournée de s’attaquer aux travailleurs mexicains, qui affluaient au sud des États-Unis après la révolution de 1910, dont certains fumaient de la marijuana.
« On a voulu contrôler les Mexicains […] et on a passé un certain nombre de lois, dont l’interdiction du cannabis, qui ne dérangeait personne jusque-là », souligne Line Beauchesne.
Un immigrant mexicain à Nuevo Laredo, au Mexique, près de la frontière américaine, vers 1912 Photo : Bibliothèque du Congrès
L’influence américaine a été très importante, croit aussi Dan Malleck, professeur au Département des sciences de la santé de l’Université Brock et auteur du livre When Good Drugs Go Bad [Quand les bonnes drogues deviennent mauvaises] (2015).
C’était un prétexte pour retourner les Mexicains chez eux.
Line Beauchesne, professeur agrégée au Département de criminologie de l'Université d'Ottawa
« La marijuana était une préoccupation aux États-Unis et les autorités américaines ont poussé les autorités canadiennes à légiférer pour l’interdire », affirme-t-il.
Dans la pratique, la consommation de cannabis n’était pas très courante au Canada au début du 20e siècle.
Plusieurs auteurs suggèrent que c’est avant tout en raison de considérations racistes que la marijuana et les autres drogues ont été interdites en Amérique du Nord.
Les tenants de cette théorie signalent que l’interdiction de l’opium visait surtout les Chinois et les Japonais, qui en étaient les principaux utilisateurs.
De plus en plus de travailleurs chinois et japonais s’installaient sur la côte ouest, ce qui créait de sérieuses tensions, telles que l’émeute de Vancouver en 1907, au cours de laquelle les vitres de dizaines de commerces asiatiques ont été fracassées.
William Lyon Mackenzie King, qui était alors ministre du Travail, a enquêté sur cette affaire. Quand il a découvert qu’il y avait plusieurs manufactures d’opium parmi les boutiques touchées, il a décidé de sévir contre son trafic et, par extension, contre celui des autres drogues.
La vitrine du magasin de K. Matsuba, au 151 East Cordova Street, à Vancouver, en septembre 1907. Photo : Bibliothèque et Archives Canada/PA-066909
« Les Canadiens progressistes de classe moyenne étaient inquiets », soutient M. Malleck. « Ils pensaient que les drogues allaient détruire la société. Pas que les Chinois ou les Mexicains allaient le faire, mais que les drogues qui leur étaient associées allaient la détruire. Il y a donc une connexion raciale, mais pas de racisme en tant que tel. »
Pour éradiquer les comportements immoraux
La pionnière canadienne Emily Murphy a aussi joué un rôle important pour faire inclure le cannabis dans la liste des substances interdites, selon Marcel Martel, titulaire de la Chaire Avie Bennett Historica Canada en histoire canadienne à l’Université York et auteur d'Une brève histoire du vice au Canada depuis 1500.
Mme Murphy, qui était alors juge en Alberta, a publié en 1922 The Black Candle, un livre qui reprenait une série d’articles parus dans Maclean’s, sur les ravages du trafic de la drogue. Un chapitre s'intitule : « Marihuana, une nouvelle menace ».
Elle y décrit les effets de cette nouvelle drogue, qui aurait pour effet de rendre ses utilisateurs « complètement fous ». « Les toxicomanes perdent tout sens de la responsabilité morale », écrit-elle.
L'écrivaine, politicienne et juriste Emily Murphy Photo : Bibliothèque et Archives Canada
Quand ils sont sous l’influence [de la marijuana], ils deviennent des maniaques obsédés susceptibles de tuer […] d’autres personnes des manières les plus sauvages et cruelles.
Emily Murphy, The Black Candle (1922)
Ce livre pourrait avoir influencé le premier ministre Mackenzie King, déjà sensibilisé aux « ravages » de l’opium.
« Vous avez un individu, cette juge, et à cause de son poste d’autorité dans la société, nécessairement les gens portaient un peu plus attention à ce qu’elle disait, et vous avez un premier ministre déjà préoccupé de cette question-là qui se dit : "si on a un problème avec la marijuana, on va le régler" », précise M. Martel.
Les écrits de Mme Murphy témoignent d’une préoccupation pour les problèmes sociaux très présente au début du siècle. L’alcoolisme, la toxicomanie, les maisons de jeu et la prostitution étaient alors vus comme des maux qui pourraient être éradiqués en interdisant leurs causes immédiates, soit l’alcool, les jeux de hasard et les drogues.
Des policiers arrêtent un homme accusé de possession illégale d'alcool, à Toronto, le 16 septembre 1916. Photo : Bibliothèque et Archives Canada
On est dans un contexte d’une société dans laquelle on cherche à éliminer tout comportement défini comme déviant.Marcel Martel, titulaire de la Chaire Avie Bennett Historica Canada en histoire canadienne à l’Université York
À partir du moment où le Bureau des drogues dangereuses a été créé, en 1920, on a commencé à interdire à tout vent.
« La porte étant ouverte à la régulation fédérale des substances psychotropes, le cannabis a été ajouté tout naturellement », précise Dan Malleck.
Une fois qu’un système est créé, ça déclenche un effet boule de neige.Dan Malleck, professeur au Département des sciences de la santé de l’Université Brock
Cadre légal canadien du début du 20e siècle
1908 : Loi sur l’opium (première interdiction, autres médicaments, alcool et tabac);
1911 : Loi sur l’opium et autres drogues (opiacés et cocaïne);
1920 : Loi sur l'opium et les drogues narcotiques; création du Bureau des drogues dangereuses, du Département de la Santé et du Bureau fédéral des drogues;
1923 : Ajout d’une annexe sur les narcotiques (cannabis, codéine et héroïne);
1929 : Loi sur l’opium et les substances psychotropiques.
Un texte de Ximena Sampson
Source: ici.radio-canada.ca
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