Les Cannabis Social Club prônent la réglementation du marché du cannabis. Au mépris de la loi, ils mutualisent la production pour fournir leurs membres en toute transparence. En attendant leur légalisation…
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Dès la cage d’escalier d’un petit immeuble sans charme du centre d’Anvers flotte une odeur douceâtre. Le bureau minuscule que se partagent Els Vermeesch et Manu Moreau est encombré d’un fatras indescriptible. Les étagères débordent de bouquins, de codes juridiques et d’ouvrages de référence. Au mur, des affiches militantes arborent des feuilles à cinq branches, fixées parfois avec des autocollants anti-NVA. Sur le bureau, entre des vaporisateurs et la paperasse, il y a des extraits végétaux séchés. Nous sommes au siège de Trekt uw Plant, l’un des plus anciens Cannabis Social Club de Belgique.
Un Cannabis Social Club? Ne vous attendez pas à trouver, sous ce vocable, un salon aux fauteuils profonds, ni un lieu baigné de musique latino. Ces associations militent pour la légalisation ou en tout cas la dépénalisation de l’usage du cannabis. Au mur, derrière Els Vermeesch qui dirige l’ASBL, un gigantesque portrait de Joep Oomen. Décédé en mars 2016, Oomen a lutté pendant plus de 25 ans pour la libéralisation du cannabis. "Il a milité pendant des années pour la dépénalisation du cannabis et pour une politique de drogues plus humaine. En fondant les Cannabis Social Club en Belgique dès 2006, il est passé à l’acte, au-delà du militantisme", estime Vermeesch.
Le nombre de fumeurs de cannabis ne cesse d’augmenter en Belgique. Entre 2001 et 2013, le nombre de personnes ayant fumé du cannabis au moins une fois dans leur vie est passé de 10 à 14% en Flandre, de 8,6 à 14,8% en Wallonie et de 17 à 22% à Bruxelles. On estime entre 400 et 500.000 le nombre de consommateurs réguliers en Belgique.
Bientôt un Cannabis Social Club à Liège?
Selon les chiffres de la Commission européenne, 59% des jeunes Belges affirment pouvoir se procurer facilement du cannabis. Et pourtant l’arsenal répressif, législatif et judiciaire n’a jamais été aussi dur pour contrer le trafic de drogues sous toutes ses formes. Sur le plan judiciaire, près 70% des infractions en matière de drogues sont liées au cannabis, avec plus de 30.000 infractions notées en 2013, un record.
"C’est un constat d’échec de la politique répressive", estime Julien Uyttendael député régional bruxellois et rédacteur de la proposition de loi fédérale déposée par le PS, visant à réglementer le marché du cannabis. "Cette répression coûte pourtant très cher. Cet argent pourrait être utilisé plus efficacement dans une politique d’accompagnement d’un marché régulé et décriminalisé".
"Le marché du cannabis montre un paradoxe fondamental", exprime Paul De Grauwe, économiste de la London Economics School et coauteur d’un livre sur le sujet (1). "Plus la répression augmente, plus le prix pour le consommateur augmente par un mécanisme économique de base. Ce qui a pour conséquence une rentabilité accrue de la production de drogue et une intensification du commerce de cannabis. Pour résumer, plus on le réprime, plus le trafic de cannabis est florissant…"
Est-on dès lors face à un cercle vicieux? "Non, poursuit Paul De Grauwe qui met en parallèle la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis. La répression très dure a fait apparaître une criminalité qui a totalement disparu lors son abolition." Dans ce cas de figure, la libéralisation du cannabis favoriserait donc sa décriminalisation. "L’expérience de réglementation menée au Portugal le montre, certains quartiers de Lisbonne sont redevenus beaucoup plus sûrs aujourd’hui, sans que la consommation augmente."
Réglementation plutôt que libéralisation
Les Cannabis Social Clubs (CSC), qui regroupent un petit millier de membres en Belgique, se placent dans le débat pour une libéralisation, mais surtout une réglementation du commerce. Leur fonctionnement se base sur une charte très précise mise au point par Joep Oomen, qui prône la transparence totale, du plant de cannabis au consommateur.
Depuis 1930, les drogues, toutes les drogues, sont interdites en Belgique. Le cannabis bénéfice d’une tolérance, formalisée dans une directive ministérielle de 2005 qui "ferme les yeux" sur sa détention pour un usage personnel, soit 3 grammes ou un plant par personne. Les Clubs profitent de cette tolérance. "La directive ne dit pas qu’on ne peut pas regrouper ces plants en un seul lieu", fait remarque Xavier Coppens, responsable de Trekt uw Plant Bruxelles. Les clubs proposent donc à leurs membres de mutualiser la production et la distribution.
Chaque plant de cannabis, exploité par un cultivateur externe, est nominatif et chaque membre du club signe une déclaration de propriété. La production, mutualisée, sera redistribuée nominativement à tous les membres dans le cadre de bourses d’échange. "On ne vend pas le cannabis! Les membres paient un défraiement pour le service qui a été fourni", martèle Xavier Coppens pour des raisons judiciaires évidentes.
"Nous obligeons nos cultivateurs déclarer les revenus que nous leur versons."
Sur le papier, cela semble limpide. Dans les faits, les parquets ne l’entendent pas de la même oreille. En mai dernier, le Collège des procureurs généraux a rappelé que, pour peu qu’elle existe encore, la tolérance de la consommation personnelle doit être appliquée au sens le plus strict. Pas de mutualisation ou de partage de production donc. Et de rappeler les peines encourues: trois mois à cinq ans pour les cultivateurs ou les revendeurs. Dans le cadre d’une association, la peine peut être portée à 10 à 15 ans de réclusion, 15 à 20 ans dans le chef des dirigeants de ces associations.
Ce communiqué péremptoire précédait d’une semaine à peine une importante opération de police qui visait les CSC. Au terme de plusieurs mois d’enquête, la police a effectué plus d’une dizaine de perquisitions ciblées et saisi plus d’un millier de plants. Els Vermeesch et Manu Moreau, de même que des cultivateurs, se sont retrouvés durant trois semaines derrière les barreaux. "Finalement cette opération très médiatisée nous a servi de tribune. Nous avons pu faire passer notre message et aussi nous disculper de la plupart des accusations qui étaient dirigées contre nous", fait remarquer Vermeesch.
Transparence
On l’a dit, la transparence est le maître mot de ces clubs. "C’est le seul moyen d’éviter d’être une cible judiciaire pour d’autres motifs…", constate Els Vermeesch. Cela commence par l’admission des membres au sein de l’ASBL, à la suite d’un entretien qui permet de déterminer la consommation du candidat, et les problèmes éventuels qui peuvent y être liés. "Nous ne faisons pas de prosélytisme.
Pas question d’accueillir un membre trop jeune ou un nouveau consommateur encore occasionnel. C’est le premier travail de prévention", poursuit Vermeesch dont les membres affichent une moyenne d’âge de 37 ans. Chaque membre signe un engagement à respecter la charte: fumer uniquement dans une sphère privée, ne pas faire de pub, ne pas troubler l’ordre public, ne pas être membre de plusieurs clubs… "Au moindre manquement, c’est l’exclusion."
Els Vermeesch de "Trekt uw Plant: Cannabis Social Club". Association qui milite pour la dépénalisation du cannabis et la culture "domestique" de cannabis © Tim Dirven
Le cultivateur fait aussi l’objet d’une attention particulière. "C’est le maillon le plus fragile, c’est lui qui prend le plus de risques", poursuit Moreau.
Entre le Club et le cultivateur, un contrat de 12 pages précise les conditions de qualité et d’hygiène de la plantation, la localisation en Belgique (sinon cela devient du trafic international), la sécurité d’accès aux installations, l’absence de nuisance pour le voisinage, la légalité des fournitures (notamment l’électricité dont les plantations sont très gourmandes pour hâter la croissance)… "Il doit y avoir entre nous une grande relation de confiance. On interdit par ailleurs qu’il fournisse sa production à d’autres filières", précise encore Moreau.
Les clubs érigés en ASBL s’astreignent à une comptabilité aussi précise que possible. "Nous obligeons par exemple nos cultivateurs à déclarer les revenus que nous leur versons pour éviter toute forme de blanchiment d’argent. En plus du risque judiciaire, cela en a découragé plus d’un…", constate Coppens. Trekt uw Plant Bruxelles n’a d’ailleurs plus de culture pour l’instant faute de trouver un cultivateur qui veuille bien respecter ces règles.
Sécurité et qualité
L’objectif des clubs n’est pas que de mutualiser la production de leur herbe fétiche. C’est aussi une manière de contrôler la qualité du produit final et de garantir la sécurité de l’approvisionnement. "Enfin, je ne me sens plus un criminel en allant acheter un pacson au coin d’une rue glauque", raconte un consommateur affilié.
Le prix de vente du gramme légalisé pourrait également comprendre des accises, comme pour le tabac ou l’alcool.
En demandant une contribution de 7 euros par gramme à ses membres, les clubs se placent très en dessous des prix pratiqués dans la rue. "Dans les coffee-shops hollandais, c’est 12 euros environ, mais ils sont maintenant interdits aux Belges. En rue, cela va de 12 à 15 euros le gramme. Mais on ne sait pas toujours ce qu’on a", précise Julien Van Calster, qui gère l’ASBL Peace à Liège.
Le marché noir est peu fiable en termes de qualité. Les extraits de cannabis sont mélangés à du sucre, du verre pilé ou d’autres substances encore pour les alourdir. "Lorsqu’on achète de l’alcool, on sait ce qu’on a dans la bouteille. Pour le cannabis acheté en rue, c’est l’inconnue. Et les substances ajoutées peuvent être particulièrement nocives pour la santé", fait remarquer Paul De Grauwe.
Marché sans but lucratif
Même si cela semble utopique, les cannabis clubs visent à créer un marché sans but lucratif. La proposition de loi visant à réglementer le marché du cannabis en Belgique, déposée par les socialistes De Meyer, Di Rupo et Onkelinx, partage cette vision. Elle se base très largement sur les principes de la charte de Oomen. "Si l’on veut lutter contre les filières criminelles qui tiennent le marché, il faut apporter de meilleurs arguments. Le prix en est un, de même que la qualité du produit et la sécurité d’approvisionnement", précise Julien Uyttendael, rédacteur de la proposition.
La proposition ne reconnaît que deux types de cultures: la culture propre et les CSC, supervisés par un organe de contrôle indépendant pour suivre la production de la graine à la vente. "Les cultivateurs sont payés 5 euros le gramme, mais ce prix comprend la prime de risque. Dès le moment où la production est légalisée, cette prime disparaît pour abaisser le prix de revient à 1 ou 2 euros. La marge doit servir à financer les ASBL et cet ‘Afsca’ du cannabis", analyse Uyttendael. Actuellement, chaque test de qualité que pratique régulièrement Trekt uw Plant coûte 500 euros. Le prix de vente pourrait également comprendre des accises, comme pour le tabac ou l’alcool, évoque Paul De Grauwe.
Déposée en septembre dernier, la proposition a cependant peu de chance de trouver une majorité sous cette législature, même si les acteurs des CSC perçoivent un changement dans certains partis, suivant les exemples internationaux.
Mais des initiatives locales pourraient voir le jour à Liège et Mons, villes de deux des signataires de la proposition. À Mons, Elio Di Rupo a annoncé sa volonté de créer un Cannabis Social Club à des fins scientifiques et médicales. Les discussions sont en cours, notamment avec le ministère de la Santé pour fixer le cadre de cette expérience en collaboration avec l’Hôpital Ambroise Paré.
"Le marché du cannabis montre un paradoxe fondamental: plus on le réprime, plus le trafic de cannabis est florissant."
À Liège, l’initiative vient de la base. Le projet de CSC défendu par l’ASBL Peace a reçu l’assentiment de Willy De Meyer, le bourgmestre, du commissaire de Police local, mais il achoppe au niveau du parquet, qui affiche pour l’instant une fin de non-recevoir. À noter que, jusqu’à présent, les précédentes initiatives de CSC en Wallonie, à Namur ou Tournai notamment se sont toutes terminées devant les tribunaux. Le projet de l’ASBL Peace prévoit en outre de la création d’emplois d’encadrement, mais aussi via la valorisation des produits dérivés, comme c’est le cas pour le chanvre agricole.
Prévention
On l’a dit, les CSC se targuent aussi d’un rôle de prévention et d’information. "On est bien conscient que le cannabis peut être dangereux pour la santé. Comme l’alcool ou le tabac si la consommation n’est pas maîtrisée. Ou comme les jeux d’argent d’ailleurs. Je fume depuis l’âge de 13 ans, mais je suis père de 2 enfants et j’ai un emploi stable. Tout va très bien merci!", raconte Julien Van Calster, initiateur du projet liégeois via l’ASBL Peace.
Ce n’est pas toujours le cas. Entre 2006 et 2011, le nombre de prise en charge pour des problèmes liés à une consommation excessive de cannabis par les centres psychiatriques a doublé, triplé même pour les problèmes de dépendance.
Les clubs dispensent donc de l’information sur les propriétés des différentes espèces ou sur la manière de consommer. "On privilégie maintenant les vaporisateurs, qui chauffent la graine de cannabis sans la brûler. Cela libère les bonnes substances et on évite la nocivité et l’accoutumance du tabac", fait remarquer Moreau.
Les CSC s’efforcent aussi de dépister les membres en surconsommation et de les orienter vers les services ressources en milieu hospitalier. "La décriminalisation de l’usage du cannabis permettrait d’en faire des patients plutôt que des criminels", conclut Paul De Grauwe.
(1) "Le Cannabis sous contrôle. Comment?" Tom Decorte, Paul De Grauwe et Jan Tytgat, Lanoo Campus, 150 p.
par Laurent Fabri
Source: lecho.be