Dans la saison 3 de The Wire, confronté à l’explosion de la violence dans son secteur, le major Colvin, de la police de Baltimore, décide de tenter dans le plus grand secret une expérience de dépénalisation. Son raisonnement est simple: il promet aux dealers qu’il les laissera mener leur petit commerce comme ils l’entendent à condition qu’ils mettent fin à leurs guerres intestines et installent leurs revendeurs dans trois "zones libres", baptisées "Amsterdam", qui seront surveillées par la police pour éviter les dérapages.Les résultats sont spectaculaires: la criminalité baisse de 14%. Mais très vite, ses supérieurs hiérarchiques sont informés de l’opération, à laquelle ils décident immédiatement de mettre un terme par peur des retombées politiques et ce quels que soient les résultats obtenus. Commentaire acerbe du chef adjoint de la police Rawls (l’excellent John Doman): "C’est vraiment con que ça foute nos carrières en l’air, mais bravo."
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Fiction certes, mais pas que. D’abord, ce n’est pas un hasard si c’est à Baltimore qu’a vu le jour la série de David Simon et Ed Burns, respectivement ancien journaliste et policier. Gangrénée par la misère et la violence, la ville portuaire fut l’une des plus exposées aux problèmes de drogues dans les années 80 et 90. A tel point que, confronté à ce problème sans précédent, le premier maire noir de la ville, l’ancien procureur Kurt Schmoke, sera également le premier maire d’une grande ville américaine à se faire l’avocat de la dépénalisation et à mettre en place des programmes de réduction des risques pour les tocixomanes. Dans The Wire, Kurt Schmoke apparaît justement dans l’ultime épisode de la saison 3, après les révélations du major Colvin.
Une ville pauvre confrontée à la violence et aux problèmes de drogues, un maire audacieux, un ancien flic antiprohibitionniste… Cela ne vous rappelle rien? Difficile pourtant d’être passé à côté ces derniers jours: à Sevran, en Seine-Saint-Denis, rendue tristement célèbre par les trafics de la cité des Beaudottes, le maire écologiste Stéphane Gatignon vient de publier avec l’ex-flic Serge Supersac un plaidoyer pour la légalisation: "Pour en finir avec les dealers".
Et ce n’est pas un hasard là non plus si ce livre fait plus de bruit que tous les précédents sur le sujet. Car ses auteurs connaissent la réalité du terrain, sur la ligne de front de la guerre à la drogue. Et si l’ancien communiste et l’ancien flic en sont venus à plaider ensemble pour une forme de vente contrôlée par l’Etat, ce n’est pas par idéologie, pour que les bobos puissent fumer en paix, mais plus pragmatiquement pour faire revenir la paix dans leurs quartiers:
Sortir de la société de prohibition, c’est libérer des territoires entiers de l’emprise des trafics et de la violence. Les politiques y sont opposés parce qu’ils sont persuadés que 95% des gens sont contre, mais il faut parler des choses complexes, sinon, on n’aurait jamais mis fin à la peine de mort.
Un argumentaire que n’aurait pas renié le major Colvin. D’ailleurs le maire de Sevran conseillait en novembre sur son blog de regarder la série The Wire: "Vous trouverez difficilement meilleur moyen de comprendre de quoi il s’agit."
On touche probablement là à l’une des pierres angulaires du consensus prohibitionniste français. Que ce soit aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse, Au Royaume-Uni, en Espagne… ce sont des pouvoirs locaux qui ont osé briser le tabou de la guerre à la drogue. Distribution d’héroïne médicale à Liverpool, coffee shops à Amsterdam, "scène ouverte de la drogue" à Zurich, salles de shoot à Vancouver, cannabis thérapeutique en Californie… des maires, des gouverneurs, des parlements locaux ou des responsables policiers ou du système de soins ont osé prendre des initiatives qui n’auraient jamais pu l’être à l’échelle d’un pays.
Souvent semi-clandestines à l’origine, certaines de ces expériences ont prospéré, d’autres non. Mais toutes avaient en commun d’être basées sur l’expérience de terrain, de répondre de manière pragmatique à une situation d’urgence, sans se soucier des réactions à court terme de l’opinion publique. Plus tard, certaines sont devenues des politiques nationales, servant même d’exemple à l’étranger.
En France, pays de tradition centralisatrice, ce type d’expériences est inenvisageable, expliquant pour partie notre incroyable retard en matière de prise en charge des toxicomanes. On l’a à nouveau vu à propos du récent débat sur les salles d’injection supervisées pour usagers de drogues. Les maires des deux plus grandes villes de France, l’un PS, Bertrand Delanoë, l’autre UMP, Jean-Claude Gaudin, les membres de Elus, Santé Publique & Territoires, représentant 60 villes de France, se sont dits prêts à accueillir de telles expériences. Mais probablement effrayé par la réaction de l’électorat de droite, le Premier ministre a prématurément sifflé la fin de la récré. Malgré l’avis des scientifiques de l’Inserm qui soulignaient les résultats encourageants de ces dispositifs, l’expérience n’aura jamais lieu.
Résultat, la France est l’un des pays les plus répressifs en matière de lutte contre la toxicomanie et l’un de ceux où les jeunes consomment le plus de cannabis. Et tous les majors Colvin de notre beau pays auront beau présenter des résultats concerts, ce sont toujours les commandants Rawls en attente de réelection qui y auront le dernier mot.
Source : Arnaud Aubron - Les Inrock